Sur la Syrie, la Libye, Hollande et Sarkozy, le droit d’ingérence mais aussi son « narcissisme » supposé, ses rapports au cinéma et Marine Le Pen qui le poursuit en justice pour diffamation, Bernard-Henri Lévy s’explique à l’occasion de la sortie de son documentaire « Le Serment de Tobrouk ». Entretien exclusif.
Etes-vous vraiment sûr que tous les intellectuels aient, comme vous semblez le dire, tiré ces leçons de la Bosnie ?
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Je ne sais pas, finalement. Car je viens de lire, à l’instant, l’incroyable édito de Jacques Julliard, dans le dernier Marianne. Il fut, Julliard, mon compagnon de combat bosniaque. Il fut l’un des plus ardents à pourfendre ce qu’il appela le « fascisme qui vient » et qui était le fascisme serbe. Or voici que, faisant, dans cet édito, le bilan des combats de sa vie, il se met à dire que la plupart des pays pour lesquels il s’est battu ont fini dans l’islamisme et la charia. Et comme exemple de cette chute dans la Charia, devinez ce qu’il cite ? La Bosnie. Notre pauvre et douloureuse Bosnie qui a payé tellement cher le droit de rester fidèle à son islam de tolérance et de lumière et qu’il renvoie donc, contre toute logique, absurdement, idiotement, à un islamisme imaginaire. Que se passe-t-il dans la tête d’un Julliard quand il profère une énormité pareille ? C’est incompréhensible. Sauf à l’imaginer encombré de ce qu’il a fait, embarrassé de sa propre grandeur d’autrefois – et prêt à tout, à n’importe quel lapsus, contre vérité, mensonge, pour parvenir à s’en décharger. La Bosnie multi ethnique est décrétée, alors, « gagnée à la Charia ».Navrant.
Venons en à votre film, Le Serment de Tobrouk, et au reproche qui vous est d’être narcissique. Qu’en pensez-vous ?
Je suis très intrigué par ce reproche. Plus exactement, je suis surpris que les mêmes qui ont vu, à Cannes, quelques jours avant mon film, et sans que cela les gêne, celui de Raymond Depardon, Journal de France, où l’auteur est présent à chaque plan, ou presque, trouvent tout à coup insupportable de me voir apparaître dans Le Serment de Tobrouk. Ou bien ce film de Michael Moore où l’auteur était omniprésent – cela ne l’a pas empêché d’obtenir la Palme d’Or. Je ne dis pas que cette Palme ne soit pas méritée, je m’en fous. Mais j’aimerais juste savoir pourquoi ce qui est acceptable, et même louable, chez Moore devient brusquement critiquable, en tout cas embarrassant, chez moi…
Vous n’aimez pas Michael Moore ?
Ce n’est pas la question. Mais il ne me viendrait pas à l’idée, en tout cas, de lui reprocher son narcissisme. Un artiste parle toujours de soi. En littérature, au cinéma, il y a deux solutions : soit c’est soi, soit c’est du faux, du bluff, de la littérature littératureuse, du cinéma genreux, endimanchée, du toc.
Mais que le narcissisme, certains vous soupçonnent de vouloir à tout prix vous glorifier ou vous inscrire dans l’histoire.
Ça, en revanche, ce n’est pas faux. Ce que je veux inscrire dans l’Histoire, c’est ce que j’ai fait, que je suis seul à avoir fait et qui n’a donc que moi, que nous, Roussel et moi, pour laisser sa trace dans la chronique de cette guerre. Important ou pas, glorieux ou non, ce n’est pas la question. Mais enregistrer cela, apporter notre part de vérité, même modeste, ça, oui, il le fallait.
Donc pas d’objectivité ?
Vous avez déjà vu un documentaire objectif ? Le propre du documentaire est d’être subjectif. Parfaitement subjectif. Ne serait-ce qu’à cause de de cette décision souveraine que prend, à chaque instant, le documentariste et qui consiste à faire la part entre le cadre et le hors champ. Quiconque, dans le genre, prétend à l’objectivité est un tartuffe. Subjectivité et vérité, c’est le pari des écrivains. Et les cinéastes, ceux-là en tout cas, ceux qui ont repris des mains d’Astruc sa belle caméra-stylo, ne sont-ils pas des sortes d’écrivains ?
Vous ne m’expliquez toujours pas pourquoi vous êtes de tous les plans, comme vous le reprochent vos détracteurs.
D’abord parce que c’est mon choix. Mon choix, absolument souverain. Mais, ensuite, vous êtes drôle ! Les plans dans lesquels je suis ce n’est pas des plans préexistants dans lesquels je m’introduis. Ce sont des plans que je produis et qui n’existeraient pas sans moi. C’est comme ce que disait Benjamin quand il se moquait de la théorie de l’écrivain « témoin de son temps ». Pas du tout témoin, disait-il. Mais géniteur. Instaurateur. Origine en même temps que témoin de ce qu’il s’assigne la tâche de raconter. Un écrivain ne dit pas son temps, il l’invente.
Justement, oui. Vous êtes écrivain. Votre sujet, ce sont les mots. Pourquoi avoir eu besoin de faire un film ? Est-ce que le livre, La Guerre sans l’aimer, ne suffisait pas ?
Il n’y a pas d’un côté un livre et, de l’autre, un film. Il y a deux livres. Vraiment deux. Dont l’autre, le second, a pour matériau d’écriture les images. Et attention ! Quand je parle de l’écriture du film, je ne parle évidemment pas du commentaire et de la voix off – ce serait trop facile. Je pense à un autre texte, invisible, silencieux, mais beaucoup plus construit que celui La Guerre sans l’aimer et qui est au cœur secret du film. La Guerre sans l’aimer est un texte épars, écrit au jour le jour, fragmentaire. L’autre, le film, est un texte construit, architecturé, bouclé sur lui-même, cohérent, bref, un vrai livre. La forme élaborée de La Guerre sans l’aimer, c’est Le Serment de Tobrouk – voilà.
C’est la seule différence ?
Non. Il y en a encore une autre. Le Serment de Tobrouk m’a, aussi, permis d’aller plus loin dans ce qui est l’autre grande affaire des écrivains et qui est de retoucher, de livre en livre, leur autoportrait en mouvement. Dans ce film, il s’est joué deux choses, très intimes, et qui furent, pour moi, très importantes. Retrouver l’ombre de mon père, jeune Français Libre foulant soixante-dix ans plus tôt les mêmes sables que moi. Et puis voir surgir, pour la première fois, une autre figure, non moins constituante, qui est celle de mon grand-père maternel, Chalom de Chalom Siboni, dont le fantôme me saute pour ainsi dire à la figure dans des conditions bien romanesques. Alors Le Serment n’est pas un roman, mas un film ? Eh bien non, justement. Un film, donc un roman. Un roman par le film. La preuve.
Je retiens, en tout cas, que vous assumez la dimension d’autoportrait…
Oui. Non sans crainte. Car vous connaissez le titre de Derrida : «L’autoportrait et autres ruines ». Et puis cet autre mot, je ne suis pas sûr qu’il soit de lui, peut-être de Deleuze, je ne sais pas : l’autoportrait c’est le « tombeau du sujet en film », Mais bon. Je prends le risque.
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