Jugé cette semaine dans l’affaire des “fadettes” – l’espionnage des communications des journalistes du ”Monde” – l’ancien patron du renseignement n’a pas dit son dernier mot.
Ce samedi 17 juillet 2010, Bernard Squarcini est en Corse pour un mariage, loin de la rumeur parisienne. Une fois n’est pas coutume, le patron de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) n’a pas encore eu vent de l’information qui a provoqué la fureur de l’Elysée. Le Monde vient de publier des extraits de l’audition de Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Des confessions accablantes pour celui qui est alors ministre du Travail, Eric Woerth.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Placé en garde à vue deux jours plus tôt, Patrice de Maistre a notamment expliqué avoir fait embaucher Florence Woerth pour “faire plaisir” à son mari, accessoirement trésorier de l’UMP. Le même Eric Woerth qui lui avait remis quelques mois plus tôt la Légion d’honneur. Une véritable bombe qui démontre à elle seule l’ampleur des conflits d’intérêts au sommet de l’Etat.
Mais comment Le Monde a-t-il pu se procurer ces procès-verbaux, deux jours seulement après la garde à vue de Patrice de Maistre ? A la lecture du quotidien, Nicolas Sarkozy entre dans une colère noire. A travers son ministre, il en est persuadé, c’est lui qu’on cherche à atteindre. Le directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, s’empare alors du dossier et téléphone aussitôt à Bernard Squarcini, alias le “Squale”, l’homme des basses œuvres. “Identifie-moi la balance”, lui aurait ordonné Péchenard.
Débusquer la taupe
Quelques minutes plus tard, un fonctionnaire de la DCRI reçoit à son tour un coup de fil de son patron le sommant de débusquer la taupe. Problème : entre les magistrats du parquet, les policiers de la brigade financière et les huiles du ministère de la Justice, ils sont plusieurs à avoir eu potentiellement accès aux auditions de Patrice de Maistre.
Le plus simple reste encore d’éplucher directement les “fadettes” (factures détaillées) du journaliste ayant signé l’article incendiaire, Gérard Davet. Pour les espions de la DCRI, c’est un jeu d’enfant. Une rapide réquisition auprès de son opérateur téléphonique et le tour est joué. Tant pis si, quelques mois plus tôt, le Parlement a voté une loi pour protéger les sources des journalistes. Tous les appels émis et reçus par Davet entre le 12 et le 16 juillet sont passés au peigne fin.
Rapidement un nom ressort : celui de David Sénat, conseiller pénal au cabinet de la ministre de la Justice. Juriste aussi brillant que discret, ce père de deux enfants est depuis longtemps dans le viseur du Squale, qui lui reproche à la fois sa proximité avec certains journalistes et son amitié avec un commissaire divisionnaire, ancien de la DST, soupçonné (à tort) d’avoir trempé dans l’affaire Clearstream.
Epluchées à leur tour, les fadettes de David Sénat semblent donner raison au Squale : une quinzaine de SMS ont été échangés durant cette période entre le conseiller et le journaliste, les deux hommes s’étant également entretenus au téléphone pendant près de deux heures la veille de la parution de l’article. Il n’en faut pas plus pour clouer le conseiller au pilori. Dix jours plus tard, dans la torpeur de l’été, il est prié de quitter son poste sur le champ. Magnanime, sa hiérarchie lui propose un poste de chargé de mission à la cour d’appel de… Cayenne. La ville du bagne, tout un symbole.
Furieux d’avoir été espionné, Gérard Davet porte plainte contre X pour “violation du secret des sources”. Après un premier classement sans suite du parquet, une information judiciaire est enfin ouverte en mai 2011. Mais Bernard Squarcini ne se démonte pas. “Vous savez, insiste-t-il dans le bureau des juges. J’aurais très bien pu recruter un hacker pour faire les fadettes.” Une défense qui ne convainc pas vraiment les magistrats. Après six mois d’instruction, le policier est finalement mis en examen pour “collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, illégal ou illicite”, un délit passible de 5 ans de prison et 300 000 euros d’amende.
En réalité, le Squale n’en est pas à son coup d’essai. Au delà de l’affaire des fadettes, son procès est aussi celui d’un système mis en place sous Sarkozy et totalement verrouillé durant son quinquennat. Pour prendre la mesure de cette dérive, il faut remonter à 2008, date de la création de la toute-puissante DCRI. Une structure totalement opaque composée de 4 000 fonctionnaires et sanctuarisée par le secret défense, où tout est fait pour éloigner les curieux, magistrats, parlementaires et surtout journalistes.
De la Corse à la DCRI
A l’époque, ce “FBI à la française” doit pourtant incarner la république irréprochable chère à Nicolas Sarkozy. En rassemblant dans une même maison les agents des Renseignements généraux (RG) et de la Direction de la surveillance du territoire (DST), l’objectif affiché est d’en finir avec les doublons et de s’adapter aux nouvelles menaces, comme l’espionnage économique ou la cybercriminalité. Officieusement, il s’agit surtout de tirer un trait sur la culture barbouzarde des RG et les manœuvres supposées de la DST dans l’affaire Clearstream. En devenant le premier patron de cette superstructure, Bernard Squarcini a enfin trouvé un poste à la mesure de ses ambitions.
Né en 1955 à Rabat (Maroc), ce fils de policier corse est un pur produit des Renseignements généraux. Après avoir été adjoint du directeur régional à Ajaccio au début des années 1980, il dirige ensuite la division “enquêtes et recherches” puis devient directeur central adjoint des RG. Il attend alors son heure dans l’ombre d’Yves Bertrand, l’homme du cabinet noir et des coups tordus de la Chiraquie.
Alors que la droite française se déchire, le Squale prend au bon moment la roue de Nicolas Sarkozy. En 2003, son rôle dans l’arrestation en Corse d’Yvan Colonna, l’ennemi public numéro 1, scelle définitivement la confiance entre les deux hommes. La Corse : le pré carré de Squarcini, qui a bâti toute sa carrière sur sa connaissance encyclopédique des réseaux insulaires.
Quand Sarkozy est élu à l’Elysée, le maître espion devient un personnage central du dispositif présidentiel. De fait, jamais un directeur du renseignement n’était apparu aussi proche d’un chef de l’Etat. En public, le patron de la DCRI ne manque pas une occasion de rappeler l’ampleur de la menace terroriste, des anarcho-autonomes de Tarnac aux nouvelles filières djihadistes. En coulisse, il s’acharne à déminer le terrain pour son patron. Dans l’affaire Woerth-Bettencourt donc, mais aussi dans le dossier libyen, sans doute le plus embarrassant pour Nicolas Sarkozy. Les Inrocks ont déjà raconté comment le numéro un du contre-espionnage a contribué en 2012 à l’exfiltration de Bachir Saleh, le banquier de Kadhafi, alors recherché par Interpol. Une opération menée avec l’aide d’ un autre personnage trouble de la galaxie sarkozyste, l’homme d’affaires Alexandre Djouhri.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que l’officier traitant de la Sarkozie ait été écarté du jour au lendemain après l’élection de François Hollande. Une éviction prévisible qui n’a pas empêché le Squale de dénoncer publiquement une “épuration ethnique” au sein de la police destinée à “désarkozyser” les services.
Un épais carnet d’adresses
Depuis, comme la plupart des policiers retraités prématurément, Bernard Squarcini s’est reconverti dans le privé, façon la plus efficace de mettre à profit son épais carnet d’adresses. Consultant pour Arcanum, une société d’intelligence économique basée à Londres et truffée d’anciens du Mossad, il a également fondé son propre cabinet de conseil. Baptisée Kyrnos (qui signifie “Corse” en grec ancien, un clin d’œil au pays), l’entreprise située au cœur du triangle d’or parisien se targue de fournir “une réponse sur mesure aux besoins des plus grands groupes français”. A commencer par LVMH, son principal client.
Malgré ses nouvelles activités, Bernard Squarcini ne semble pas avoir totalement renoncé à la politique. Ses ennemis continuent à lui prêter un fort pouvoir de nuisance, rappelant que son nom est apparu au détour de l’affaire Hollande-Gayet, l’appartement de la rue du Cirque ayant appartenu à une figure du milieu corse. Des rumeurs qui font sourire l’intéressé. Contrairement à Frédéric Péchenard, propulsé sur la liste UMP dans le XVIIe arrondissement, le Squale n’est candidat à rien. Mais fait savoir qu’il reste disponible “pour servir le drapeau”.
Tous les mardis après-midi, il retrouve le premier cercle sarkozyste pour évoquer les dossiers en cours. Des réunions organisées rue de Mirosmenil, au QG de l’ancien président. Toujours très bien informé, le Squale continue également à se rendre au siège de la DCRI et rencontre régulièrement son successeur, Patrick Calvar.
Comme beaucoup d’anciens favoris, il se verrait bien revenir dans la course en cas de retour de Nicolas Sarkozy en 2017. En attendant, il ne manque pas une occasion de distiller ses informations sur la situation en Syrie, les ratés de l’affaire Merah ou les dangers courus par la France en Centrafrique. Sans oublier quelques tuyaux sur la Corse, bien entendu.
Emmanuel Fansten
{"type":"Banniere-Basse"}