Silvio Berlusconi devrait quitter la scène ces prochaines semaines, mais les ravages de son passage au pouvoir auront un effet durable. En Italie mais aussi dans d’autres démocraties occidentales qui se sont engouffrées dans son sillage ultra-réac’ mais cool.
Sauf coup de théâtre dont l’Italie est friande, la séquence Berlusconi (douze ans et sept mois au pouvoir) devrait entamer sa descente aux alentours du 15 décembre prochain, dès le vote du Parlement sur la loi de finances. Une date butoir après une trêve obligée pour un pays dont le déficit se creuse et la croissance stagne. Au point d’entrer dans la ligne de mire des snipers appointés des agences de notation.
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Une trêve ? « Plutôt une nuit des longs couteaux », estime le philosophe Maurizio Ferraris, qui partage son temps entre Turin et Naples, où nous l’avons rencontré. Naples, enlisé dans une interminable grève des éboueurs, ressemble de plus en plus à une installation trash d’art contemporain aux proportions démentes.
Berlusconi n’a pas la fibre belliciste
La ville aux effluves méphitiques résume bien, pour Maurizio Ferraris, l’état de déliquescence où clapote la Péninsule. Selon lui, la capitale du Mezzogiorno est aujourd’hui un calque du tableau féroce qu’en brossait Curzio Malaparte dans La Peau en 1949.
Certes, Berlusconi n’est pas Mussolini, dont il n’a pas la fibre belliciste. « Bien au contraire, souligne le philosophe. Lors de la dernière fête de la République, on peut voir Berlusconi agiter ses mains en signe de dénégation lorsqu’il chante avec ses ministres les paroles de l’hymne national où l’on s’affirme prêt à mourir pour la patrie… »
Inimaginable en France, où La Marseillaise a pour les édiles un statut sacré, mais qui dénote chez l’homme d’Etat une connaissance roublarde du tempérament des Transalpins, dont on aurait mauvaise grâce à leur faire grief.
Est-ce le dernier scandale en date qui entraîne sa chute ? Rien n’est moins sûr. Evidemment, avoir téléphoné à la police pour tenter d’exfiltrer d’un commissariat Ruby, une jeune Marocaine accusée de vol et habituée des parties fines de l’éternel jeune homme de 74 ans alors qu’elle était mineure n’était pas le meilleur moyen pour le Cavaliere de redorer son blason.
Qui plus est au prétexte piteux – démenti par l’Egypte – qu’elle était la nièce du président Moubarak. Mais après tout, comme il l’a affirmé, il vaut mieux faire appel aux compétences des prostituées que de s’adonner à des pratiques contre nature.
« Ces propos, souligne Maurizio Ferraris, n’ont choqué qu’une frange infime de son électorat, pour qui il conserve l’image patiemment construite d’un personnage fabuleux, qui réalise par procuration des rêves de toute-puissance. Sa sexualité exhibée témoigne pour ses aficionados d’une ‘vitalité sympathique’ et les accusations qu’on lui porte d’un moralisme anachronique. Et peu importe si c’est en contradiction complète avec son rejet de l’homosexualité. »
En matière de (non) parité, l’Italie détient quelques records : le taux le plus haut (55 %) de femmes au foyer de l’UE, taux resté inchangé ces cinq dernières années.
L’Italie, à la 74ème place mondiale en matière de droit des femmes
Parmi les Italiennes qui travaillent, seules 7 % d’entre elles accèdent à des postes décisionnaires (contre 33 % dans les pays scandinaves). Selon les statistiques de l’OCDE, les Italiennes accumulent 21 heures de travaux domestiques hebdomadaires et les hommes disposent de 80 minutes de temps libre par jour de plus que leurs compagnes (contre 3 minutes pour les Norvégiens…). Une enquête récente d’une association de femmes au foyer a montré que 70 % des Italiens ne se sont jamais servi d’un fer à repasser, et 95 % d’une machine à laver.
Ce terreau, qui met l’Italie à la 74e place mondiale en matière de droit des femmes, est renforcé par l’usage jusqu’à la nausée de bimbos dénudées sur les plateaux de télévision, quasi-monopole de l’empire médiatique de Berlusconi, qui a par ailleurs nommé à la tête des trois chaînes publiques de la RAI un homme à son entière dévotion.
Un climat qui a permis à Berlusconi, interrogé sur la recrudescence de viols, de déclarer sans provoquer plus qu’un tollé de principe :
« Nous n’avons pas assez de soldats pour empêcher cela. Et puis… nos femmes sont tellement belles ! »
Ce qui fait trembler Berlusconi est d’un autre ordre : s’il n’a pas grand-chose à craindre de ses ennemis politiques (la gauche, qui s’est beaucoup compromise avec lui – « l’ouverture » n’est pas une invention française – reste impuissante et dispersée), il a en revanche tout à craindre de ses amis.
Les démissions se multiplient dans son camp, au premier chef Gianfranco Fini, fasciste repenti, qui s’est aperçu en août dernier que décidément, non, tous comptes faits, les écarts du président du Conseil n’étaient vraiment pas admissibles.
Il y a quelques jours, l’avenante Mara Carfagna, nommée ministre de la Condition féminine pour avoir partagé la couche du grand homme, a menacé pour les mêmes motifs de quitter le gouvernement après le vote du 15 décembre.
A sa décharge, et ce n’est pas un des moindres paradoxes du berlusconisme, l’Italie doit à cette femme de 35 ans de réels progrès législatifs en matière de lutte contre le harcèlement sexuel, pour les droits des gays et des prostituées.
Entre fraudes et frasques judiciaires, Berlusconi ne rassure pas les marchés
Plus grave encore pour Berlusconi : les caciques de la Confindustria (le Medef italien) jouent aussi tout à coup les vierges effarouchées. Il est clair que Silvio Berlusconi, avec sa batterie de casseroles judiciaires pour fraudes en tout genre et conflits d’intérêts, n’est plus l’homme apte à rassurer les marchés.
Mais quel que soit le destin de l’individu, les dégâts sont d’ores et déjà considérables. Quand il entend le mot « culture », Berlusconi ne sort pas son revolver, mais son indifférence.
« Une indifférence, dit Gerardo Marotta, qui fait s’écrouler les statues de Pompéi, et un patrimoine culturel d’une richesse inouïe qu’il a sciemment laissé à l’abandon. »
A 83 ans, Gerardo Marotta est une figure du monde napolitain. Aimé du peuple au point d’avoir son santon dans les fameuses crèches locales, « L’Avvocato » est le fondateur et l’animateur de l’Institut italien pour les études philosophiques, un organisme unique au rayonnement international, organisateur inlassable de colloques scientifiques où les prix Nobel se comptent à la pelle et où des penseurs tels Derrida, Ricoeur et Gadamer ont été parmi les commensaux les plus fidèles.
Le vieil homme, qui s’apprête à organiser une conférence intitulée Pompéi, symbole de la décadence culturelle de l’Europe, stigmatise « ce gouvernement qui, par totale négligence, détruit l’école, la culture et saccage ses monuments ».
L’éventuelle sortie de scène de Berlusconi va-t-elle apporter un peu d’air frais ?
« Ce serait faire preuve d’optimisme, tempère Maurizio Ferraris. Berlusconi n’est qu’un symptôme. Il a juste poussé jusqu’à la caricature une tendance de fond qui mine les démocraties occidentales. Avec lui, c’est comme si la postmodernité prônée par Deleuze et Guattari s’était transformée en cauchemar. »
Un cauchemar que le linguiste italien Raffaele Simone appelle « le totalitarisme fun » : « Le modèle tentaculaire et diffus d’une culture puissamment attirante, au visage à la fois souriant et sinistre, qui promet satisfaction et bien-être (…) en entretenant la confusion entre fiction et réalité. »
Il est inutile de chercher bien loin pour constater que la méthode Berlusconi, pratiquée sous des dehors à peine plus présentables, n’aura aucun mal à survivre à son plus spectaculaire initiateur.
Alain Dreyfus
Le Monstre doux – L’Occident vire-t-il à droite ?, de Raffaele Simone (Gallimard), 180 pages, 17,50
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