Paradis pour touristes et investisseurs, Berlin est devenue ces dernières années le laboratoire d’une gentrification galopante dont ses habitants payent le prix fort. Après des années de laissez-faire, les pouvoirs publics se mobilisent enfin face à la crise du logement qui frappe aujourd’hui les quartiers touristiques. Trop tard ?
Chaque minute, vingt touristes arrivent à Berlin. Devenue une destination touristique phare en Europe, autant prisée pour ses vestiges du Mur que pour la moiteur de ses clubs, la capitale allemande devrait atteindre cette année un nouveau record de fréquentation avec 26 millions de nuitées, soit un million de plus qu’en 2012, et plus du double qu’il y a dix ans.
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Un chiffre qui fait la fierté de Klaus Wowereit, le maire social-démocrate de Berlin, qui restera certainement dans les mémoires comme l’homme qui n’a eu de cesse de vendre sa ville, au propre comme au figuré, que ce soit en dilapidant à tour de bras les derniers terrains disponibles sur lesquels lorgnaient les investisseurs ou en vantant les mérites de sa métropole « pauvre mais sexy ».
« Nous restons tous »
Depuis que les avions low cost déversent des nuées de touristes reconnaissables à l’oreille par le grondement de roulettes qui accompagne leurs déplacements, les rues de Berlin ont beaucoup changé. Les façades criblées d’impacts de balles des immeubles de Berlin-Est qu’on voyait encore souvent dans les années 1990 sont devenues une curiosité. Les investisseurs achètent, rénovent, construisent. Les hôtels essaiment de toutes parts. Rien qu’en 2013, une quarantaine de nouveaux établissements sont en cours de construction. Mais aucun touriste plongé dans la contemplation des rues berlinoises ne peut ignorer la tension qui règne derrière les façades bardées de bannières et de graffitis qui clament « Nous détestons les loyers », « droit à la ville » ou « nous restons tous ».
Alors que Berlin n’a de cesse d’augmenter son parc hôtelier, l’offre locative se raréfie dans les quartiers touristiques et s’accompagne d’une flambée des prix. Certes, le prix actuel du m2 à la location, estimé à 8,40 euros en moyenne, reste à des années-lumières du m2 parisien, qui oscille entre 25 et 38 euros selon les arrondissements, mais la hausse des prix s’accélère, grimpant par exemple de 8 à 14% entre 2011 et 2012.
« Le gros problème, c’est que c’est trop tard »
Après avoir longtemps été la ville des friches et des logements vacants, Berlin est aujourd’hui en proie à une crise du logement, aggravée par le fait qu’environ 15.000 appartements ont été soustraits au marché locatif pour être transformés en juteuses locations meublées touristiques. Alors que ces dernières années, le Sénat de Berlin a mené une politique de laissez-faire en matière de logement, il vient d’adopter fin novembre un projet de loi interdisant ce type de locations, qui devrait entrer en vigueur à compter de 2014. Reste à voir si cette loi tiendra ses promesses, car en plus d’accorder un délai de deux ans aux propriétaires pour remettre leur bien sur le marché locatif traditionnel, elle autorise les districts à le prolonger. Monika Herrmann, maire écologiste du district de Friedrichshain-Kreuzberg, ne décolère pas que le Sénat ait mis tant de temps à réagir : « Le gros problème, c’est que c’est trop tard. Berlin a ignoré pendant très longtemps la problématique de la gentrification. Nous ne pourrons pas retourner en arrière. »
À cela s’ajoute un phénomène récent empreint de violence symbolique et qui échappe aujourd’hui à tout contrôle : la location d’appartements à des touristes par les locataires eux-mêmes. Plutôt que de résilier leur bail quand ils déménagent, certains locataires berlinois tentés par l’appât du gain préfèrent faire une virée chez Ikea pour meubler sommairement leur ancien appartement et le mettent ensuite en location via des plateformes de type Airbnb.
Jusqu’à présent, ce sont plutôt les districts qui se sont mobilisés pour éviter que les locataires les plus démunis ne soient obligés de quitter leur logement lorsque le propriétaire décide de rénover et d’augmenter le loyer en conséquence. Au début de l’année, le district de Pankow, dans l’Est de la ville, a par exemple interdit les rénovations luxueuses, comme le fait de poser du parquet ou d’installer à la fois une douche et une baignoire dans une salle de bain.
Dans une partie très bobo de Kreuzberg, une loi protège depuis cet été les petits commerces de proximité, en empêchant que ceux qui ferment soient remplacés par un énième café.
Nus pour protester
Face à la flambée des loyers, les locataires eux mêmes n’ont pas attendu pour s’organiser, manifester, créer des comités de solidarité. Dans la partie de Kreuzberg surnommée la little Istanbul, ancien bastion des travailleurs immigrés turcs, des habitantes des quelques logements sociaux qui subsistent dans ce repaire de hipsters campent au pied des barres d’immeubles depuis plus d’un an pour protester contre la hausse de leurs loyers, qui contraint de plus en plus de familles turques du quartier à déménager à la périphérie de la ville. Très médiatisé, leur combat est devenu le symbole de la résistance des Berlinois face à la gentrification.
Il y a quelques années déjà, des activistes réunis sous la bannière Hedonistische Internationale débarquaient nus dans les visites d’appartements bondées pour dénoncer la boboïsation ambiante. D’autres activistes préconisant l’action violente ont dressé cette année une liste d’adresses à attaquer, parmi lesquelles agences immobilières et résidences de luxe figurent en bonne place.
Signe que le phénomène est désormais en train de gagner toute la ville, les peintres Jürgen Reichert et Ulrike Hansen, qui se partagent depuis des années un bel atelier de 250 mètres carrés pour la modique somme de 1.250 euros par mois dans une ancienne fabrique à Wedding, un quartier pauvre du nord de Berlin, vivent désormais sous la menace de devoir quitter les lieux. Leur bail expire dans deux ans et risque de ne pas être renouvelé, leur agence immobilière ayant fait savoir qu’elle voulait rénover les bâtiments qu’ils partagent avec 70 artistes. Le couple craint que son atelier ne finisse transformé en loft luxueux. « Pourtant, ici, il n’y a toujours pas de magasins bio, ironise Jürgen Reichert. Il n’y a que des salles de jeux, des Lidl et des Aldi. »
Annabelle Georgen
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