Bien plus qu’à Londres, Paris ou New York, c’est là que se trouve le nouveau centre de l’art contemporain. Mais certains artistes dénoncent déjà une uniformisation rampante.
La façon la plus simple de faire un reportage sur la scène artistique de Berlin, c’est encore d’aller à Londres ou à Paris… La première pour sa foire d’art très huppée, la seconde pour la Fiac. Vous aurez alors l’occasion de parler de Berlin à une flopée de gens très divers. Car c’est tout le monde de l’art qui se sent citoyen de cette Platz devenue, plus que Londres ou New York enrayés par la crise, le nouveau Zentrum de l’art contemporain. Galeristes allemands mais également français, commissaires d’expo anglais ou slovaques, artistes danois, italiens ou thaïlandais, installés depuis plus de dix ans ou nouvellement arrivés, Berlin est un carrefour cosmopolite.
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On y trouve quelques grands noms de la scène internationale, à commencer par le Danois Olafur Eliasson (célèbre pour avoir installé des chutes d’eau sous le pont de Brooklyn, ou un immense soleil radieux dans la Tate Modern de Londres en 2002). Il a acquis un building pour y installer son Studio, fort d’environ 50 assistants dont 12 architectes. Ou encore le photographe Wolfgang Tillmans, qui vit entre Londres et Berlin, seule personne autorisée à shooter les darkrooms du Berghain. Dans cette ancienne usine électrique reconvertie en club electro déjanté, il expose trois immenses photographies : deux, abstraites, encadrent un sexe féminin en très gros plan.
Il faut noter également que sur les quatre lauréats qui concouraient cette année pour le prix Duchamp récompensant un artiste français, trois vivent à Berlin. Tandis que le duo d’artistes Elmgreen et Dragset avait de son côté une formule amusée : “On y croise tant de plasticiens, musiciens ou designers venus de Suède, de Norvège ou du Danemark qu’on se demande parfois si Berlin n’est pas la capitale culturelle de la Scandinavie !”
Qu’est-ce qui fait donc courir le monde de l’art vers Berlin ? Qu’est-ce qui en fait le nouveau centre de bien des scènes artistiques étrangères ? On peut toujours relativiser, se dire qu’il y a beaucoup de fantasmes autour de cette ville simplement parce que les gens aiment penser qu’il existe un endroit dans le monde où les choses se passent. Mais reste qu’on assiste à une importation continue d’artistes. Alors quoi ? “C’est une ville fascinante, très chargée, qui a connu tous les totalitarismes du XXe siècle, et qui essaie de rejouer le grand rêve des années 30 d’un Berlin capitale culturelle, commente le plasticien Mathieu Mercier qui y a vécu de 1996 à 2000. Comme le pouvoir économique reste encore en Rhénanie, c’est une ville de matière grise qui a une capacité étonnante à te faire réfléchir.” “Il n’y a pas d’argent à Berlin, renchérit le vidéaste et photographe Cyprien Gaillard, et à dire vrai, ça pourrit moins les relations. La ville est beaucoup moins livrée au commerce que Paris, Londres ou Munich, et on n’y trouve pas toutes ces chaînes de restaurants ou de vêtements mais beaucoup de petits bars et de commerces indépendants. En bas de mon immeuble à Kreuzberg, il y a un vieux marchand de cannes et un disquaire incroyable, des magasins qui dans d’autres villes auraient été avalés par la grande industrie commerciale.”
Une ville plutôt lente, cool, qui offre un luxe suprême : l’espace. Pour la centaine de galeries d’art installées en ville, pour les jeunes artistes en recherche d’un lieu, et pour ceux plus reconnus qui peuvent s’offrir une usine, cette ville immense qui s’est élargie depuis la chute du Mur offre des conditions de vie et de logement bien meilleures qu’à Paris ou ailleurs. “L’an dernier, commente encore Cyprien Gaillard, logé dans l’ancien appartement de la photographe Nan Goldin à Kreuzberg grâce au programme de résidence DAAD, qui a fait venir beaucoup d’artistes étrangers à Berlin, j’ai beaucoup voyagé et donc je payais à Paris 2000 euros de loyer pour rien. Ici, je peux avoir 180 mètres carrés pour 850 euros, c’est bête mais ça fait toute la différence.” Même réaction du côté des galeristes Praz-Delavallade qui y ont ouvert une succursale : “On n’y gagne pas beaucoup d’argent mais ça ne nous coûte pas grand-chose et ça nous installe au coeur d’une scène artistique extrêmement dense et d’un réseau international.” Toutes les grandes galeries de Cologne ou Munich se sont désormais déplacées à Berlin où aiment aussi se rendre les collectionneurs, y compris ceux de la puissante Rhénanie.
Du coup, avec l’arrivée de riches collectionneurs, une vague glam et fashion monte à l’assaut de la ville. La jeune milliardaire Julia Stoschek, 28 ans, compagne du photographe Andreas Gursky et collectionneuse depuis cinq ans à peine, a ouvert sa fondation privée à Düsseldorf, en fait construire une autre à Berlin et organise des expositions spectaculaires au dernier étage-penthouse de l’hôtel Ritz-Carlton. Elle y montre actuellement l’artiste israélienne Keren Cytter, installée à Berlin elle aussi mais qui refuse obstinément d’entrer dans une galerie berlinoise : par luxe, par snobisme mais surtout pour avoir la paix.
Peut-être est-ce là le secret de la vie artistique berlinoise : la ville est davantage une scène de vie et de production intellectuelle qu’un espace de représentation. A la différence de Paris par exemple, où l’institution est très puissante, les choses se passent ailleurs : pas dans les lieux ni lors des vernissages mais davantage dans les relations entre les personnes. D’ailleurs, il n’est pas rare d’apercevoir dans un café des quartiers de Mitte ou Prenzlauer Berg des artistes prestigieux discuter ensemble ou avec un directeur de musée étranger. Naît alors la sensation qu’il se passe là quelque chose d’important pour le monde de l’art. De même, il est facile de visiter les artistes dans leurs ateliers, et d’y faire des rencontres car il y a beaucoup de passage.
Est-ce au point qu’on ne trouvera pas de contrepoint négatif à ce style de vie ? Pas tout à fait. De mémoire, le premier à avoir dégainé contre la microsociété qui occupe aujourd’hui les quartiers branchés et arty de Mitte et Prenzlauer Berg, qui disait détester Berlin quand tout le monde aspirait à y aller, ce fut l’artiste italien provocateur Gianni Motti : “C’est insupportable, confiait-il il y a deux ans. Tu ne peux pas t’asseoir à une terrasse de café sans que tout le monde au tour de toi soit artiste, DJ, designer ou graphiste. Ce n’est pas une société réelle, seulement une monoculture.”
Alors Berlin, paradis de la création ou boboland de la “créative classe” ? “C’est vrai que c’est hyper-insulaire, limite incestueux, reconnaît Cyprien Gaillard, car tout le monde s’occupe d’art dans ce quartier. C’est parfois un peu l’enfer. Mais pour moi Berlin représente aussi une porte vers l’Europe de l’Est, à quelques heures de Varsovie ou Prague, alors que pour nombre d’artistes américains, c’est juste le bout du monde et un paradis occidental.” De son côté, Mathieu Mercier a quitté la ville en 2000 : “A la fin des années 90, j’ai vécu avec Berlin une relation intense, euphorique. Mais j’en suis parti quand je me suis rendu compte que la ville était passée à côté de son utopie. Ça se voit dans son architecture complètement manquée, notamment sur la Potsdamer Platz : j’ai compris que ce rêve d’une nouvelle capitale culturelle, d’une utopie renaissante n’était qu’un rêve et que les exigences de l’économie allaient finir par l’emporter. C’est un peu bête à dire, mais j’ai aimé Berlin à la folie, et je l’ai quitté comme on quitte une femme, au bord des larmes.”
Moins radicaux, nombre d’artistes s’éloignent du centre branché de Mitte et se dispersent dans la ville, diaspora artistique rejoignant le quartier turc de Wedding ou le vieux Charlottenburg. Ainsi Elmgreen & Dragset, auteurs à Berlin du Monument aux victimes gays de la Shoah, et toujours adeptes de l’esprit ouvert et incontrôlé de la ville, ont investi une ancienne usine dans le quartier de Neuköln : “Quand nous avons débarqué à Mitte en 1997, la scène artistique était encore toute petite, on se retrouvait dans quelques bars avec les musiciens electro de Pan Sonic. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus mainstream, on dirait que tout le monde est là, et le quartier de Mitte est très uniformisé, on se croirait à Soho. Nous sommes partis quand nous avons compris qu’on ne pouvait plus y acheter de nourriture, mais seulement des baskets !”
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