Solitude, silences et secrets : deux magnifiques romans graphiques permettent de découvrir l’oeuvre subtile du Canadien Jeff Lemire.
« Il existe une ville dans le nord de l’Ontario qui offre encore du rêve, du réconfort et des souvenirs”, chante Neil Young sur Helpless. Essex County de Jeff Lemire a la saveur mélancolique de cette chanson à laquelle il fait remarquablement écho. Le jeune auteur est lui-même originaire de la région qui donne son titre à ce recueil réunissant trois ouvrages parus séparément mais dont les récits s’entrecroisent et se rejoignent subtilement.
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Appartenant à différentes générations, saisis à divers moments de leurs vies ordinaires de fermier, de sportif, de pompiste, les habitants d’une petite communauté perdue dans la campagne semblent mener des existences simples et tranquilles. Mais sous ces destinées banales se cachent des secrets de famille, des traumatismes, des relations complexes. Un enfant recueilli par son oncle après la mort de sa mère et qui s’enferme dans un monde de superhéros et de comics sympathise avec un handicapé léger aussi abandonné que lui.
Deux frères très proches, et qui jouent au hockey dans la même équipe, finissent rivaux en amour. Enfin, une infirmière itinérante, esseulée depuis la mort de son mari, connaît les intrigues du passé et finira par donner la clé de toute l’histoire.
L’ennui, la solitude, les rêves inaboutis, les traumatismes d’enfance et les regrets ne cessent de hanter ces personnages. Le passé, l’isolement pèsent sur leurs relations, et pourtant rien ne pourrait les détacher de leurs souvenirs et de leurs terres.
Le dessin expressif de Lemire, l’intelligente construction du livre qui conserve le mystère jusqu’à la fin, sa représentation désolée et triste de la nature et des paysages, les innombrables silences dont il parsème le livre, tout cela contribue à créer une atmosphère poignante. Lemire évite l’écueil du bon sentiment, de la chronique familiale simpliste, des explications faciles. Il laisse toujours une part de doutes, de non-dits. Et sous son aspect contemplatif, Essex County est en fait une fascinante saga, où les passions et les désirs, parfois endormis, sont toujours prêts à ressurgir.
Dans le roman graphique Monsieur Personne, plus inspiré par les comics et les pulps des années 50, règnent le même ennui, la même solitude. Mais la routine de la petite ville isolée où se situe l’action est perturbée par l’arrivée d’un étranger couvert de bandages. Il inquiète les uns, indiffère les autres.
Cette variation sombre et haletante sur L’Homme invisible de H. G. Wells montre à quoi peuvent mener ces vies en huis clos, cette fermeture au monde. Jeff Lemire pousse à bout les sentiments de ses personnages, les conduit à la peur, voire à la folie, mais laisse planer le doute sur le mystérieux personnage, son passé et ses motivations, usant de la même subtilité qui fait la beauté d’Essex County.
Essex County (Futuropolis), traduit de l’anglais (Canada) par Sidonie Van den Dries, 496 pages, 28 €
Monsieur Personne (Panini Comics), traduit de l’anglais (Canada) par Alex Nikolavitch, 150 pages, 16 €
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