Le dégoût de soi et du monde, moteur des récits autobiographiques des Américains Ivan Brunetti et David Heatley. (image : Misery Loves Comedy d’Ivan Brunetti)
Misanthropie, sarcasmes et déballages intimes sont les mamelles de la bande dessinée contre-culturelle américaine. Depuis les récits autobiographiques de Crumb, comment ne pas voir, au-delà des distinctions esthétiques, encore et toujours le même projet : celui de mettre à jour un certain dégoût de l’humanité, qui commence déjà par soi. Le rire, ou le grotesque, n’est que le moyen de faire passer la pilule, un placebo d’humanité dont la charge est d’alléger l’horreur absolue qui sous-tend ces confessions.
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Dans cette famille esthétique, plusieurs lignées d’artistes seraient évidemment à distinguer. Mais les deux derniers ambassadeurs publiés en France, Ivan Brunetti et David Heatley, ne font que renforcer l’attention sur ce sentiment amer qui alimente cette bande dessinée : la haine des autres et de soi. Quelles que soient les nuances de qualité ou d’esthétique.
Ce qui distingue le premier, Ivan Brunetti, vétéran du média, auteur de livres historiques sur le sujet et enseignant à la prestigieuse université Columbia de Chicago, c’est qu’il ne se laisse pas résumer à une esthétique. La dernière anthologie de sa revue Schizo, éditée chez Cambourakis, compile de nombreuses années d’un travail monstrueux et témoigne d’un très complet répertoire d’instruments graphiques. Misery Loves Comedy est un catalogue de langages, passant du réalisme photographique aux motifs pictographiques, du noir et blanc sobre à la couleur appuyée, de la demi-page de litanies imbuvables (à dessein) aux récits muets et symboliques. Rien ne lui est interdit et seul surnage, de ce capharnaüm graphique, une haine de soi en partie formée dans le miroir de l’enfance que furent pour Brunetti les bandes dessinées. Ainsi, les références aux grands classiques américains abondent. Tantôt, c’est la douleur d’un Charlie Brown mélancolique que l’auteur cherche à s’approprier pour exprimer la sienne, tantôt, ce sont des images d’Epinal juste bonnes à noyer dans un torrent de supplices et de stupre.
David Heatley, lui, est plus jeune de sept ans mais plus organisé. Dans J’ai le cerveau sens dessus dessous, il classe ainsi par thèmes ses angoisses et, par logique, ses récits (“Sexe”, “Race”, “Papa”, “Maman”, “Famille”). Des catégories qui en disent d’ores et déjà beaucoup sur la dimension freudienne de son écriture. Le plus souvent, il image ses rêves, visions chargées de fantasmes incongrus, de violence et de pulsions suicidaires. Comme Crumb avant lui, la liberté de parole adoptée sur ces sujets qui fâchent étourdit, non seulement par sa crudité mais aussi par son incapacité à susciter indignation et colère, quand bien même l’aveu reste proprement choquant.
Ivan Brunetti, et dans une moindre mesure David Heatley, font figure de bons représentants de la bande dessinée américaine indépendante. Leur écriture pamphlétaire personnelle et soignée s’inscrit bien dans cette vision acerbe qui s’est développée ces trente dernières années. De même, elle témoigne parfaitement des limites de ce projet qui se trouve parfois autocentré jusqu’à la nausée. Le masochisme des autoportraits, la frontalité des confessions, l’omniprésence en arrière- plan d’une éducation sous tutelle religieuse semblent être pour toujours les ciments de cette écriture américaine qui ne supporte définitivement plus son reflet dans le miroir.
Misery Loves Comedy d’Ivan Brunetti (Cambourakis), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jérôme Schmidt, 100 pages, 23€
J’ai le cerveau sens dessus dessous de David Heatley (Delcourt), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurence Lemaire et Vincent Bernière, 116 pages, 32,50€
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