Des récits de jeunesse(s) racontés avec une remarquable justesse historique par le Canadien Seth et l’Américain Frank Santoro.
Se pencher sur les petites tragédies humaines en marge des grands événements est parfois la meilleure façon de raconter la grande histoire. Storeyville de Frank Santoro et le très attendu nouveau livre du Canadien Seth, George Sprott, font partie de ces oeuvres qui scrutent une existence pour témoigner avec force d’une époque et d’une atmosphère aujourd’hui disparues.
Mais c’est surtout dans leur approche ambitieuse de la bande dessinée que ces deux magnifiques livres grand format se rejoignent. Publié aux Etats-Unis en 1995, Storeyville se déroule pendant la Grande Dépression, alors qu’un jeune vagabond, Will, voyage de Pittsburgh à Montréal à la recherche de son mentor et ami. On ne reprend jamais son souffle dans ce récit initiatique mené tambour battant, où le découpage systématique des pages en grilles de quinze cases, sans blanc, entraîne dans une poursuite effrénée. Ce rythme haletant rappelle les romans d’aventure de la fin du XIXe siècle et Storeyville, bien que situé quelques décennies plus tard, n’est pas sans évoquer l’Amérique de Mark Twain ou de Jack London.
A mesure que Will se rapproche de son but, le style vif et mordant de Frank Santoro se fait plus flou, moins expressif, comme si le héros, sur le point de retrouver la figure paternelle après laquelle il court, échappait alors à l’auteur. Santoro se détache de son personnage, le laisse aller avant de raffermir à nouveau son trait pour lui permettre de se détacher de son obsession. Enfin, il peut devenir adulte et commencer à vivre dans une Amérique de crise mais aussi pleine de possibilités.
Si le protagoniste de Storeyville cherche un père, George Sprott, lui, passe sa vie à courir après sa jeunesse perdue et ses souvenirs. Seth trace une biographie fragmentée et non chronologique de ce présentateur (fictif) de télé, parti explorer l’Arctique dans ses jeunes années et ayant passé le reste de sa vie à faire des conférences et émissions à partir des films qu’il en a ramenés. Dans de larges planches monochromes aux teintes sépia et bleu horizon, le maître nord-américain de la ligne claire donne la parole à plusieurs personnes l’ayant connu, aimé ou détesté, et présente d’autres aspects de sa vie via ses propres citations ou des pages d’albums photo.
Un narrateur intervient de temps en temps pour recadrer l’histoire, ajouter des détails, mais sans jamais donner son avis sur le personnage ou anticiper les témoignages. En ressort un portrait complexe, qui montre également en toile de fond une ville se transformer et se déliter année après année, de 1894 à 1975. Avec ses dessins limpides sans détails inutiles, Seth dépeint la dégradation des bâtiments, les changements culturels… Et alors que George Sprott meurt, c’est toute une époque qui disparaît avec lui.
Storeyville (Editions Ça et Là) de Frank Santoro, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Jennequin, 48 pages, 23 €
George Sprott (Editions Delcourt) de Seth, traduit de l’anglais (Canada) par Vincent Bernière, 96 pages, 35 €