Bashung revient d’outre-tombe pour une adaptation scénique de L’Homme à tête de chou de Gainsbourg. Il en avait enregistré les textes avant sa mort en mars dernier.
Le rideau noir se lève. Eclairage crépusculaire. Sur le devant de la scène, une chaise vide. C’est Alain Bashung qui aurait dû s’y asseoir. Le chorégraphe Jean-Claude Gallotta l’avait convaincu de jouer le rôle du conteurchanteur dans cette adaptation chorégraphiée du disque culte de Gainsbourg, L’Homme à tête de chou. Après plusieurs entrevues à Grenoble où la création prenait corps, Bashung avait finalement accepté ce rôle de narrateur, d’interprète vocal, observateur et acteur de cette véritable pièce de danse. Le destin en a décidé autrement.
“Pendant toute la préparation du spectacle, j’ai pensé qu’Alain tiendrait le coup jusqu’aux représentations et qu’il serait parmi nous, raconte Jean-Claude Gallotta. Sa disparition a failli tout remettre en cause. Il a fallu que je réadapte le circuit de cette chaise, que je lui donne une nouvelle vie pour qu’elle continue à servir de repère dans la chorégraphie et qu’elle porte un nouveau sens.”
Impossible d’y faire asseoir un figurant. Alors il en a fait un outil de mémoire, un alibi pour matérialiser une absence. Une double absence même.
Quatorze danseurs saluent la chaise, selon un rituel bien personnel, comme pour indiquer quel sera son rôle dans ce voyage d’une heure quinze au pays de Marilou. Les filles sont en Levi’s et soutiens-gorge ; les garçons en pantalons de costard et chemises bleu lavasse. Tenues correctes exigées.
La bande-son fait déjà ses ravages intérieurs. Chic et lubrique, moite et onirique, l’instrumental d’ouverture composé par Alain Bashung et Denis Clavaizolle fait doucement monter la fièvre gainsbourienne dans une petite architecture mêlant clavecins, congas, guitares new-yorkaises, violons et violoncelles évadés d’une musique contemporaine. Une mise en appétit avant le grand frisson. “Je suis l’homme à tête de chou/moitié légume moitié mec…” Bashung revient d’outre tombe, Gainsbourg en bouche. C’est le Bashung psalmodiant, le rôdeur de la pop qui est là, celui de L’Imprudence, le ton grave, la langue malaxeuse de verbe, la lèvre prosodique en talk-over.
Les prises de voix datent de la fin 2006 quand, replié dans le studio personnel de Clavaizolle au coeur du Massif central, Bashung avait roulé dans son palais le disque de Gainsbourg, pour voir si l’exercice était dans ses cordes. Il était un peu enrhumé, parfois hésitant. Μais il n’a jamais voulu revenir sur ses enregistrements : il tenait à la spontanéité, à la fraîcheur primaire, celle de l’interprétation d’un texte “à peine découvert” qu’il avait fini par apprivoiser dans son registre vocal.
“Il venait comme ça, en disant “Bon, j’ai amené les textes, on va voir”, se souvient le producteur Denis Clavaizolle. Il n’avouait pas qu’il travaillait. Je pense qu’il s’était imprégné du truc chez lui, qu’il les avait lus plein de fois. Par exemple, la façon dont il s’était approprié Aéroplanes, dès le premier jet, ne trompait pas. Mais il gardait toujours une modestie, une simplicité incroyable. Il a fait quatre prises par morceau. Il me demandait mon avis, c’était bizarre… Il était là, de l’autre côté de la vitre, avec sa petite table, son Coca Light et son déca, une clope, ses lunettes de soleil et les textes. Il me demandait : “Ça va ?”. Je répondais : “Oui, on va peut-être en refaire une petite…” – “On en fait autant que tu veux.” Il avait toujours cette humilité du chanteur au service du texte, de l’oeuvre et de celui avec qui il travaille. En fonction des sons, il adaptait sa voix et jouait sa partition de conteur, comme un acteur. Selon les situations, il se mettait vraiment dans la peau du personnage.”
Mi-février 2009, un mois avant que la faucheuse ne toque à sa porte, Bashung avait réuni tous les protagonistes de l’oeuvre (Denis Clavaizolle, Jean Lamoot, Jean-Marc Ghanassia) autour de sa table familiale, villa Poissonnière à Paris, pour définir quel écrin musical tisser autour de son interprétation : entre Steve Reich pour le répétitif, Satie pour la gymnastique, Ravel pour la sensualité, Debussy pour le satin, Mahler pour l’austérité et la tonalité, Captain Beefheart pour la folie des cuivres, John Barry et les Doors dans la vibration des orgues et des clavecins.
Un vrai labyrinthe dont Denis Clavaizolle sera légitimement le maître à jouer jusqu’au bout du projet, post mortem. “Il me disait : “Parfois, il faut que tu fasses des parties de guitare comme si tu ne savais pas jouer, ou si tu ne savais jouer que depuis six mois…” Il pensait à Lou Reed et au Velvet Underground : il voulait des trucs comme ça, assez primitifs. J’ai aussi fait des sons de basse très secs. Il voulait qu’on sente l’odeur du bois.”
Tout y est sans exception. Veineux, sensuel et cascadeur, échafaudé comme une véritable pièce musicale où chaque intermède conçu spécialement pour la narration chorégraphique prolonge la relecture de l’oeuvre initiale. Le puzzle prend forme comme une suite imaginaire et exotique de L’Imprudence. La musique s’installe en tableaux dans de grands espaces, Gainsbourg s’y décline en harmonies spatio- temporelles, la trompette d’Erik Truffaz crapahute sur les cimes et Marilou reggae s’enlace dans les lianes venimeuses de Massive Attack. La voix de Morgane (Cocoon) file les ingénues libertines sur les deux chansons phare du disque (Ma Lou Marilou et Marilou sous la neige)…
L’extrapolation est totale, libre, rigoureusement débridée, vue de l’extérieur… Dans l’esprit de Gainsbourg finalement. Conçue comme la BO d’une chorégraphie, elle s’est débarrassée du poids de l’oeuvre originale pour développer un pan de sa charge sensorielle dans une vision musicale. La scénographie minimaliste et suggestive de Gallotta a endossé l’autre partie, plus figurative. Indissociables, ces deux mises en abyme du son et des corps recomposent L’Homme à tête de chou dans une poésie inédite.
L’Homme à tête de chou Chorégraphie Jean-Claude Gallotta, paroles et musiques originales Serge Gainsbourg dans une version enregistrée pour ce spectacle par Alain Bashung. Jusqu’au 19 décembre au Théâtre du Rond-Point (Paris VIIIe), puis en tournée dans toute la France jusqu’en juin 2010.