Sur fond d’émeutes urbaines et de première montée du FN, retour sur l’itinéraire d’un groupe de militants qui avaient, dès 1981, compris que l’avenir se jouait dans les cités et voulaient « faire la révolution en banlieue ». L’architecte Roland Castro, cofondateur de Banlieue 89, se souvient.
Début des années 1980. Toujours otage de l’image des cités radieuses construites durant les Trente Glorieuses, l’opinion ne perçoit pas encore le danger contenu dans les quartiers aux noms fleuris qui ont bourgeonné aux quatre coins du pays. En fait de modernité urbaine, ces grands ensembles vont progressivement se transformer en autant d’ilots enclavés, fabricateurs d’inégalités, abandonnés à leur sort par les gouvernements successifs.
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En 1981, pressentant le désastre à venir, deux architectes issus du mouvement de Mai 68 (Roland Castro et Michel Cantat-Dupart) décident de créer « Banlieue 89 », une association qui aspire à « faire la révolution en banlieue ». Pourquoi ce nom ? Car en plus d’être une référence à l’héritage révolutionnaire de 1789, il permet de fixer un horizon (l’année 1989). Malgré l’envie et les bonnes intentions, les débuts de l’aventure sont compliqués. Tandis que le tandem Castro–Cantat-Dupart entend repenser la ville, déconstruire les cités et reconsidérer les rapports entre le centre et la périphérie, les intellectuels de l’époque ont abandonné jusqu’à l’idée de renouveler leur pensée sur la banlieue. Pire, le milieu universitaire rejette en bloc l’initiative. Personne ne mesure alors que c’est à la périphérie que l’avenir de notre pays s’écrit…
La rencontre avec Mitterrand
Pour faire avancer ses idées, Banlieue 89 va alors tenter de se faire entendre au plus haut niveau de l’État. En 1983, après plusieurs tentatives infructueuses, Roland Castro va enfin pouvoir exposer son plan au président Mitterrand. Il raconte :
« Au bout de la sixième lettre que je lui adresse, ça fonctionne enfin, je suis reçu par Mitterrand ! La suite va se dérouler en quatre actes. Extraordinaire séducteur, le Président commence par me réciter lors de notre premier entretien tout ce que je lui avais écrit dans mes envois : le constat de l’habitat devenu catastrophique en cités, celui de l’urgence à régler la situation. Second temps, nous évoquons Mai 68, constatons de forts désaccords, il faut dire que j’étais maoïste à l’époque… Troisième étape, il m’invite à déjeuner, à prendre le temps de réfléchir au projet qu’il convient de porter. Voyant les réunions se multiplier, je refuse et lui propose de l’emmener constater sur place la réalité des quartiers. Quinze jours plus tard, nous allons en hélicoptère à Saint-Denis, Châtenay-Malabry. Nous nous posons, à la Cité des 4000, à la Courneuve. Mitterrand monte au hasard dans une des barres, il constate alors le sentiment d’oppression qui règne en cet endroit. »
Pour le Président de l’époque, ce déplacement en banlieue parisienne va constituer un choc. Troublé par ce qu’il voit à la Courneuve, Mitterrand va alors mettre le pied à l’étrier de Banlieue 89. Michel Cantat-Dupart et Roland Castro se retrouvent rapidement chargés d’une mission interministérielle reprenant le nom de leur association. La petite équipe pluridisciplinaire – composée de l’architecte Jean-Paul Fortin, du psychosociologue Michel Herrou, du sociologue M.-F. Goldberger, ou encore du philosophe Jean-Paul Dollé – se met au travail.
Lors d’un grand rassemblement à la Mutualité, Banlieue 89 va lancer un appel à contribution proposant aux maires de France d’inventer des scenarii pour remodeler leurs quartiers difficiles ; en bonne intelligence avec des architectes. En toute logique, Castro et Cantat-Duprat promettent de ne pas céder au clientélisme. Leur discours séduit. Très vite, des projets sur lesquels ils n’estiment pas nécessaire d’avoir la main vont affluer. Ils seront 219 et proviendront de municipalités de droite comme de gauche.
Un enthousiasme vite douché par le jeu de Mitterrand avec le FN
En 1985 se tiennent à Enghien les premières Assises de Banlieue 89. 200 maires de diverses tendances sont présents – plusieurs ministres figurent dans l’assistance. Castro et ses amis peuvent enfin croire à la naissance d’une vraie dynamique autour des banlieues. Mais c’est sans compter les aléas du jeu politique et la venue du président polonais Jaruzelski à Paris. Contestant la légitimité de cette visite, Laurent Fabius, Premier ministre de l’époque, fait éclater une polémique avec Mitterrand. Ses déclarations éclipseront les Assises de même que les avancées promues par l’association. C’est le début d’une malédiction…
Malgré la déconvenue, la petite équipe poursuit son travail, inlassable. A Allones, Villeneuve-la-Garenne et Stains, plusieurs projets se mettent en route. La province leur emboîte le pas. Plus tard, c’est le chantier du premier tramway entre Saint-Denis et Bobigny qui commence. Si entre Mitterrand et Roland Castro un début de relation semble se nouer, les deux hommes seront vite rattrapés par leurs agendas politiques respectifs. C’est notamment sur la question du Front national que l’architecte idéaliste va se heurter à un Mitterrand machiavélique. Castro raconte :
« Un jour, en 1986, j’arrive triomphal dans le bureau de Mitterrand ! On avait une statisticienne dans notre projet. 80 villes portaient des projets sérieux, essayaient de valoriser l’espace et de faire vivre la ville. Ces maires-là ont fait une enquête. On y lisait qu’en moyenne Jean-Marie le Pen et le FN étaient à 15% d’intentions de votes dans la plupart des municipalités mais que ce chiffre descendait à 11% dans les villes où les maires portaient de nouveaux projets pour leurs quartiers. Mitterrand commence par trouver cela ‘formidable’ puis l’enthousiasme du début s’est retourné contre nous. Tout patine, on ne nous alloue pas de crédit. Cela devient compliqué… »
Aujourd’hui, Roland Castro en est certain : Mitterrand tentait d’affaiblir la droite en utilisant le FN. C’est parce que Banlieue 89 offrait un début de réponse aux problèmes des cités et à la montée de l’extrême-droite que le pouvoir aurait progressivement lâché l’association…
Entre création du ministère de la Ville et destruction des archives
A l’évocation du bilan de Banlieue 89, on devine l’architecte amer mais surtout très remonté contre ces « technocrates qui compliquent tout, coupent les cheveux en quatre et empêchent l’efficacité ». Pourtant l’aventure Banlieue 89 a permis des avancées significatives. En 1990, des Assises de la banlieue intitulées « Pour en finir avec les grands ensembles » se tiennent à Bron, quelques semaines après les émeutes de Vaulx-en-Velin. Dans la foulée, le ministère de la Ville est créé. On pressent Castro pour le diriger. Ce sera finalement Michel Delabarre, plus technicien, qui occupera le poste. Rattrapée par la politique politicienne, Banlieue 89 verra son influence décliner progressivement jusqu’à la dissolution de l’association en 1991.
Malgré les changements de mentalités et la dynamique du Grand Paris qu’elle a impulsée, il semble toujours peser sur Banlieues 89 une étrange malédiction. Entreposées dans les sous-sols de la Délégation interministérielle à la Ville à Saint-Denis, les archives de Banlieue 89 ont ainsi péri il y a quelques années dans une inondation dont la revue Urbanisme, énigmatique, « n’ose préciser la nature ». Il n’en faut pas moins pour faire naitre une légende urbaine…
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