Comment dater sur les applis et se défaire des préjugés ? En acceptant tout le monde, moches compris, et ses propres défauts, répond le philosophe Richard Mèmeteau.
Le monde de la drague est une jungle, mais pas du genre sympa avec Baloo qui balance des conseils philosophiques ou Alexander Skarsgård qui se touche les tétons en vous regardant dans les yeux. Depuis que Christian Rudder a étudié les données de son propre site de rencontres OKCupid dans son livre, Dataclysm – Who We Are (When We Think No One’s Looking), on possède une image assez nette de la force des préjugés racistes.
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Dans le monde hétérosexuel de la drague 2.0, le racisme affecte particulièrement les hommes asiatiques et les femmes noires (82 % des hommes non noirs ont tendance à moins leur répondre). Et tout ça bien que les utilisateurs prétendent que la couleur de peau ait autant d’importance que le signe du zodiaque.
“No fat, no asian, no fem”
Idem dans le monde LGBTQ. Vous pouvez être aussi beau et intelligent que Tarek (rencontré autour d’un café dans le Marais) et quand même vous faire confirmer à chaque message le lien fantasmatique qui existe entre sexe et race. “Sur les réseaux sociaux, les gens sont désinhibés, ça entraîne aussitôt une rafale de commentaires racistes et discriminants en tout genre.” La formule”no fat no asian no fem” (pas de gros, pas d’Asiatique, pas de mec efféminé) est d’ailleurs devenue si courante que Kim Chi, la drag queen coréenne finaliste du RuPaul’s Drag Race, se l’est réappropriée pour s’en faire une chanson étendard (Fat, Fem & Asian) et ainsi retourner l’insulte.
Au détour d’une drague sur Grindr, Cédric me parle très directement de la fétichisation qu’il subit : “Tu as une autre forme de racisme, c’est la chosification maximale. On ne te rejette pas parce que tu es black. Par contre tu as forcément une grosse bite et tu es actif. Donc un bon objet sexuel.”
Nous sommes obligés de composer avec des préférences irrationnelles bien que construites socialement. Peut-être donc que le sexe n’est jamais éthique. Mais quand il s’agit de prendre du plaisir, Chloé Saffy, amie d’ami (pervers) de Facebook, et auteur de Adore (éditions Léo Scheer), convient que “c’est plutôt une attirance vers un certain type de personnalité que vraiment des physiques” qui importe. La question devient alors : qui sont ces personnes qui nous plaisent assez pour qu’on en vienne à réviser nos préférences ?
L’effet John Waters de la drague
Christian Rudder aurait pu nous laisser nous démerder avec ces chiffres sur le racisme, assis dans sa Tusk, sirotant un cocktail en se laissant piloter par l’IA jusqu’à son bureau – où l’attendrait dans l’ascenseur la musique de son propre groupe d’indie rock, Bishop Allen.
Passer du physique de Julien Lepers au charisme de Michael Keaton
Mais il a confirmé l’existence d’un effet étonnant qui redonne foi en un peu plus d’équité et d’inclusivité. Pour dater le plus efficacement possible, il faut savoir se faire détester et assumer ses défauts (du moins ce qui a l’air d’être un défaut pour les autres). C’est l’effet John Waters de la drague (connu sous le nom de “pratfall effect” quand on parle de statistiques et qu’on n’a pas vu un film de John Waters). John Waters est le réalisateur de Pink Flamingos ou Serial Mother. Il est le roi camp du mauvais goût et il considère que vomir devant son film est la plus belle des ovations.
Mais surtout, comme Christian Rudder l’écrit, John Waters “embrasse le fait d’être rejeté – c’est pratiquement sa carte de visite en tant que réalisateur. Pour le dire autrement : personne ne sort de Pecker en pensant ‘bof’.” Imaginons que sur OKCupid vous ayez une moyenne de 2,5/5 avec une moitié de notes à 0 et l’autre à 5, votre taux de réponses sera boosté d’environ 70 %. En gros, vous passez du physique de Julien Lepers au charisme de Michael Keaton.
Chacun calcule les chances qu’il a
“Vu que tout le monde sur terre a une sorte de défaut, la vraie morale est : sois toi-même et sois courageux.” La formule ne paraît pas nouvelle. Christian Rudder le sait : “Ça sonne comme le genre de conseil qu’une mère donne à son fils, avec une petite tape sur la tête, alors qu’il a 14 ans, un gros nez, un appareil dentaire et qu’il ne comprend pas pourquoi il n’est pas plus populaire. Mais dans tous les cas, c’est là, c’est dans les nombres.”
Cet effet John Waters est peut-être moins magique qu’on ne le pense. Notre mathématicien explique que les gens “sentent les maths derrière tout ça”, ce qui signifie qu’inconsciemment, chacun calcule les chances qu’il a avec une personne plus disponible parce que non conventionnelle. Le “sois toi-même” se change alors en “profite du manque de confiance des autres”.
Tout un monde sadien se cache derrière la petite ritournelle du “sois toi-même”, à l’image de ce court opuscule remarqué en 1995 par Jean-Jacques Pauvert, Traité du boudin à l’usage des prolétaires du sexe, signé par un mystérieux Stéphane Tzara. Le narrateur y proclame la libération “sagouiniste” du désir – reprenant l’extension du domaine de la lutte contre la misère sexuelle là où Houellebecq l’a laissée.
Le boudin se perd comme son équivalent masculin, le prolétaire sexuel
L’histoire est simple : notre héros a une “gueule à la con”, sue des mains et pue des pieds. Au cours d’une partouze où tous les élégants se tirent pour ne laisser que les moches entre eux, l’idée lui vient d’assumer la situation et d’en tirer parti.
“Qu’Apollon crève et que jouisse le boudin.”
“Pendant des années, nous nous étions échinés à tenter de séduire de jolies filles qui ne nous avaient rendu que mépris et froideur, alors que là, juste sous notre nez, dormait un véritable trésor. Des centaines et des centaines, des milliers et des milliers de femmes, dépréciées, conspuées, méprisées nous attendaient.” On est loin de la morale de maman Rudder : “Qu’Apollon crève et que jouisse le boudin.”
Mais, très vite – et comme souvent en France –, on n’envisage pas qu’être visionnaire ne soit pas accompagné d’une forme de machisme congénital. Le boudin (ou son équivalent masculin, le “prolétaire du sexe”) finit en simple objet sexuel, perdu dans une “immense mer marmelue” de “bras dodus”.
Qu’est-ce qu’une salope éthique ?
Aux Etats-Unis, en partant de la même critique des standards de beauté, Dossie Easton et Janet W. Hardy parviennent à défendre l’abondance sexuelle sans sacrifier la connexion à l’autre – le style littéraire en moins, mais le titre génial en plus. Elles présentent leur credo dans La Salope éthique (Tabou Editions).
“Selon moi, il n’y a pas de problème à faire l’amour avec tous ceux que l’on aime parce que je pense qu’il est possible d’aimer tout le monde.” C’est justement ici que le chemin des salopes éthiques se sépare de “l’internationale sagouiniste”. Pour elles, toute recherche d’un standard prédéfini est en soi vouée à l’échec, dans un sens ou dans un autre.
“Il y a un vrai besoin d’exaltation”
“Si votre liste ressemble à une fiche technique : genre, âge, poids, taille, couleur de peau, mode vestimentaire, éducation, taille des seins, taille du pénis, préférences sexuelles… nous vous soupçonnons de vouloir baiser un fantasme et non pas une personne en chair et en os.”
Se connecter spirituellement est le but, le sexe sans discrimination physique est le moyen. Car “le sexe est l’expression tangible d’une série de phénomènes qui n’ont aucune existence physique”. Chloé Saffy encore, prend au sérieux cette “quête d’intensité”, qui n’est jamais dénuée d’amour. C’est “un besoin d’être bousculée. Car il y a un vrai besoin d’exaltation. Je ne dis pas que les gens ‘normaux’ ne remplissent pas cette ‘fonction’, mais ceux qui ont des cicatrices ou une vulnérabilité sont les plus touchants.”
Richard Mèmeteau
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