Le récit et la mémoire sont au coeur du travail de Wajdi Mouawad, l’artiste associé du Festival d’Avignon, qui se tient du 7 au 29 juillet. Une démarche partagée par nombre d’auteurs de cette 63ème édition comme Amos Gitai ou Rachid Ouramdane, victimes ou témoins de nos guerres contemporaines.
Comme un écho au “plus jamais ça” et aux valeurs qui présidèrent à la première édition du Festival d’Avignon en 1947, les guerres modernes et leurs conséquences, tant politiques qu’intimes, sont au centre de cette 63e édition via les témoignages et l’engagement de ses artistes. A travers quelques-uns de ses temps forts, cette chronique des guerres, du Moyen-Orient au Maghreb, et de l’Indochine et à l’océan Indien, n’oublie ni la France ni ses colonies, pas plus que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et celle de la barbarie nazie.
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Les références aux conflits contemporains du Moyen-Orient sont au centre du travail d’écriture du Québéco-Libanais Wajdi Mouawad, artiste associé de cette édition 2009, qui vécut son enfance à Beyrouth durant la guerre civile libanaise avant de connaître deux exils successifs en France et au Québec. Loin de l’information manipulée par les médias, le vécu de la guerre au quotidien est celui d’un temps qui se charge de mythes, semble exacerbé par un danger présent à chaque instant. Une réalité propice à la naissance des légendes via un bouche à oreille qui donne chair à des miracles et peut aussi décider du destin d’un artiste.
Ainsi, lorsque l’on questionne Wajdi Mouawad sur la genèse de sa vocation d’homme de théâtre, il réagit en conteur, en appelle à un souvenir d’enfance : “Je voudrais vous rapporter une histoire, comme celles qui revenaient dans les conversations des adultes et dont j’ai souvent été le témoin quand j’étais enfant durant la guerre civile au Liban. Une histoire entendue par un enfant de 7 ans qui écoute sa mère parler avec des voisines… – “Tu sais ce qui s’est passé dans tel village, il y a eu un bombardement terrible, et une bombe est tombée sur une maison. Elle a crevé le plafond puis le premier et le second plancher, jusqu’à arriver dans l’abri où s’étaient réfugiées deux ou trois familles et a finalement explosé. Là, se trouvait une petite statue de la Vierge qui était dans un coin. Au moment où la bombe a explosé, la statue s’est tournée sur elle-même, a ouvert grand les bras et tous les éclats d’obus se sont transformés en pétales de roses. Et personne n’est mort.” Et ma mère de répondre très sérieusement : – “Ah ! Ouf ! Une chance. Et sinon quoi de neuf ?” Et la conversation a repris comme si rien ne s’était passé. Pour l’enfant que j’étais alors, entendre l’évocation d’une statue qui bouge est devenu un objet de fascination extraordinaire. Plutôt que de penser qu’une statue qui bouge, c’était impossible, je me suis mis à rêver d’être un jour le témoin d’un tel événement extraordinaire. Je me suis mis en quête de voir la pierre se mouvoir. Et j’ai passé mes années d’enfance debout devant des statues à attendre…”
Une guerre antique pour dire l’actualité
Cette quête “de voir la pierre se mouvoir” est à l’origine d’un monde magique traversé par la violence et le politique dans lequel Wajdi Mouawad inscrit son théâtre. De cette archéologie du sensible et de l’intime à celle de l’Histoire, le passage se fait avec Amos Gitai, qui situe son spectacle dans la carrière de Boulbon, en référence au site de la forteresse imprenable de Massada d’où se sont jetés dans le vide tant de Juifs pour éviter la déportation romaine. Rappel d’une guerre antique, donc, pour dire l’actualité toujours brûlante du livre La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe qui relate les pratiques de la colonisation à l’époque romaine… il y a deux mille ans. Une première mise en scène de théâtre pour le cinéaste israélien dont l’oeuvre ne cesse de revenir sur les conflits entre Israël et ses voisins et qui reprend ici, avec La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, son spectacle présenté dans le ghetto de Venise pour l’ouverture de la Biennale des arts plastiques en 1993.
Les pierres des falaises de Massada sont “à la fois un espace de construction et un tombeau” précise Gitai, qui poursuit : “En parlant avec Wajdi Mouawad de ce thème de la guerre, nous avons constaté que, venant du Moyen-Orient, région tellement divisée et minée dans le sens physique du terme, si l’on peut faire des gestes artistiques qui s’apparentent à construire des ponts, il faut les faire. Ça ne va pas transformer le réel malheureusement… Mais sinon, on reste dans une sorte d’impasse qui se sédimente conflit après conflit. Une impasse entretenue par la grande faiblesse de nos dirigeants politiques qui n’arrivent pas à trouver les moyens de créer des ponts dans le monde réel. Alors, pourquoi l’art, le théâtre ou le cinéma ne proposeraient-ils pas un chemin ? Donner une direction, poser des questions. Quand j’ai créé ce spectacle, j’ai choisi de le situer dans le ghetto de Venise, lieu créé en 1516 par un décret du pape pour désigner l’endroit fermé où les Juifs devaient résider avec l’invention de l’étoile jaune qu’on appelait la rouelle. C’est le premier ghetto du monde, or dans ce spectacle, on parle d’un moment historique qui a créé en quelque sorte la première “diaspora”. Les Romains arrivaient en force et ont réussi à détruire Jérusalem, à mettre le pays à feu et à exiler les Juifs sur des bateaux pour les mener vers l’Empire.”
Rendre audible les fractures
Autour de Jeanne Moreau qui interprète le rôle de Flavius Josèphe, Amos Gitai a réuni une troupe d’acteurs internationale : la Française Mireille Perrier ; l’Américain Jérome Koenig, le seul déjà présent pour la création en 1993 ; un acteur palestinien, Shredy Jabarin, qui joue en arabe et a tourné dans Free Zone ; Menachem Lang, israélien, qui joue en yiddish et a tourné dans Kedma, et Amitay Ashkenasi. Un oratorio plus qu’une pièce de théâtre, jouant sur la partition des langues pour rendre audible les fractures culturelles nées de la colonisation et des combats.
En contrepoint à ce spectacle, Amos Gitai présente deux films : Kedma (2002), sur les batailles de 1948 entre Juifs, Arabes et Britanniques, et Kippour (2000), sur la guerre de Kippour en 1973. “C’est mon expérience parce que j’ai fait partie de cette guerre ; mon hélicoptère a été touché par un missile syrien. Le cinéma donne l’illusion que le réel est très structuré, mais la guerre, c’est un événement chaotique, plein de ruptures, dans lequel la vie des individus est kidnappée par de grandes forces historiques qui écrasent le désir individuel.”
C’est la guerre civile libanaise qui est au coeur de Photo-Romance des Libanais Linah Saneh et Rabih Mroué. Les deux metteurs en scène y questionnent les notions de fiction et de réel (une transposition du film d’Ettore Scola, Une journée particulière – se déroulant dans l’Italie fasciste de Mussolini –, dans la banlieue de Beyrouth, où deux âmes esseulées, une mère de famille et un homosexuel, se rencontrent), ainsi que la part de responsabilité de chacun dans la situation actuelle. “Du fait de notre jeunesse sans doute, nous avons toujours vécu dans un état de guerre. Officiellement, la guerre civile est terminée ; en réalité elle continue de façon latente. Car au Liban, il n’y a jamais eu de dialogue entre les différentes parties en conflit. Rien n’a été réglé, on a simplement décidé d’oublier… D’où les tensions qui persistent aujourd’hui sur le plan social, politique, confessionnel, historique. D’autant que ceux qui furent à l’origine de la guerre sont toujours au pouvoir.”
Beyrouth toujours, avec le travail photographique et cinématographique de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige depuis quinze ans. Dans l’exposition qu’ils présentent à l’église des Célestins, plusieurs installations vont cohabiter : Cercle de confusion, une photo aérienne de Beyrouth de 1997, en reconstruction, la projection de Lasting Images (images rémanentes), un film super-8 de trois minutes tourné par l’oncle de Joreige dans les années 80 avant sa disparition lors de la guerre civile, comme 17000 autres Libanais disparus, et une nouvelle série de photos, Faces, qui reprennent les affiches des murs de Beyrouth, ces images d’hommes morts au combat et devenus des martyrs. Le titre de l’exposition …“Tels des oasis dans le désert” se réfère à une phrase d’Hannah Arendt qui pointe l’indicible statut d’avoir été le témoin d’un conflit : “A défaut de vérité, on trouvera des instants de vérité et ces instants sont en fait tout ce dont nous disposons pour mettre de l’ordre dans ce chaos d’horreur. Ces instants surgissent à l’improviste, tels des oasis dans le désert.”
Survivant au “chaos d’horreur” que fut la guerre civile qui déchira le Congo-Brazzaville entre 1997 et 1999, Dieudonné Niangouna aura attendu dix ans avant de faire théâtre de ce cauchemar vécu : “Je crois que c’est en regardant ma fille grandir que je me suis dit : “Ta fille ne sait pas qui tu es”, et que j’ai voulu parler de ces choses très profondément enfouies en moi et qui me constituent.” Après avoir écrit Les Inepties volantes, en janvier 2008, il est reparti avec le musicien Pascal Contet sur les traces de la guerre, de certains lieux qu’il avait alors traversés à une centaine de kilomètres de Brazzaville : “Les endroits ont changé. Avant, ils étaient habillés par le costume de la guerre : les barricades, les milices des Cobras et des Ninjas qui étaient déguisées et portaient des costumes de guerre, des trucs complètement incroyables. Aujourd’hui, on ne reconnaît rien. Pascal me disait : “On ne voit rien. Je comprends pourquoi tu appelles ça Les Inepties volantes.” Bien sûr, c’est un cauchemar et rien ne prouve que ça a existé. Là où j’avais vu des montagnes de mains coupées, là où se trouvait le plus grand cimetière de toute la guerre, des milliers de cadavres sur la route qui traverse deux villages distants de près de 30 kilomètres, tu arrives et rien ne prouve qu’il y a eu quelque chose. C’est une route normale. Même quand on l’a vécu, on ne croit pas que ça a existé. Moi, j’y arrive quand quelqu’un qui l’a vécu me le raconte et que ça me rappelle mes propres souvenirs. Donc, j’ai pas rêvé, je n’étais pas paranoïaque. Mais c’est seulement resté dans les cerveaux de ceux qui l’ont vécu.”
Le peuple, éternelle victime
Reste l’ironie, pour fuir le pathos, éviter de se plier à une narration pour raconter quelques situations emblématiques avec distance, une certaine colère et de l’humour, sachant que dix ans plus tard, rien n’est réglé et ne risque pas de l’être dans un pays où l’expression “criminel de guerre” n’existe pas, puisque “ce sont eux qui ont le pouvoir, rendent la justice, sont députés… Et le peuple reste toujours insatisfait, éternelle victime, ce qui génère des tensions, des frustrations et se traduit soit dans la révolte, soit dans la léthargie”.
Parfois, le témoignage de la guerre se transmet comme un héritage pour les enfants de la deuxième génération. C’est le point de départ des deux projets présentés par Rachid Ouramdane, Loin – sur la figure de son père, Algérien envoyé en Indochine sous le drapeau français et qui sera torturé pour avoir finalement déserté l’armée– et Des témoins ordinaires, construit sur le témoignage de personnes ayant vécu la torture.
“Il y a pour moi trois enjeux distincts : d’abord un enjeu artistique face à des récits de violence à la limite des mots. J’ai réfléchi à un mode de partage et de transmission. Dans ces témoignages, les intervenants ne parlent pas des moments de torture mais de ce qui vient après : comment l’évoquer, comment vivre avec. Ensuite, il y a un enjeu citoyen, dans une période post-Abou Ghraib, avec cette relative tolérance de la torture “officialisée” aussi bien dans les lois de Bush qu’au moment des JO de Pékin. La torture pour prévenir quelque chose qui serait pire, comme une idée perverse qui s’installe. Enfin, un enjeu psychologique, plus personnel, pour ne pas être englué dans son narcissisme et mettre en mots et en scène toutes ces choses cachées qui m’ont été tardivement révélées.”
De l’intime au politique
De l’histoire souterraine d’une guerre ancienne qui pèse sur des rapports père/fils à celle occultée de l’histoire française rapportée par Thierry Bedard avec 47, d’après le texte de Jean-Luc Raharimanana sur les événements de 1947 à Madagascar, il s’agit encore d’un passage de la sphère de l’intime à celle du politique : “Cette guerre coloniale oubliée a laissé quelque 60000morts en terre malgache et a été définitivement rayée de notre mémoire, précise Bedard. Il est fondamental de se demander comment cette insurrection est née et pourquoi elle a été réprimée dans un bain de sang, car une génération entière de l’élite malgache de cette époque a pratiquement été éliminée. Il y avait alors un véritable élan démocratique dans le pays et l’insurrection menée par les paysans analphabètes était relayée par les intellectuels… Il y avait alors trois députés malgaches à l’Assemblée nationale en France qui se battaient pour un autre monde, et une alternative à une colonisation d’une rare brutalité. De la même manière que la répression a été d’une violence inouïe, la liquidation de toute pensée et réflexion autour de cette affaire a été très bien menée et semble être encore à l’ordre du jour. Soixanteans après, notre spectacle se retrouve confronté à une censure d’Etat, le ministère des Affaires étrangères en interdisant la venue dans les centres culturels français de l’océan Indien et de l’Afrique australe.”
Enfin, il s’agit de guerre en Europe, avec la partition de la Yougoslavie, dont le Flamand Jan Lauwers témoigne, dans La Maison des cerfs, en posant la question des risques d’informer et du photojournalisme, via l’histoire du frère d’une danseuse de sa compagnie, mort lors d’un reportage au Kosovo. “C’est le point de départ de la représentation : s’engouffre avec cette nouvelle tragique la violence du monde en guerre, la folie du retour des conflits en Europe, à deux heures d’avion. Il faut danser avec la mort.”
Autant de plongées dans les guerres contemporaines auxquelles (A)pollonia du Polonais Krzysztof Warlikowski renvoie, à travers le prisme de la Seconde Guerre mondiale. Un projet né de la visite d’une ancienne usine de Varsovie, où le metteur en scène installera bientôt sa compagnie. “J’avais le sentiment qu’il fallait faire un spectacle qui aurait dû être fait au lendemain de la guerre mais qui n’a pas été fait à cause de l’histoire qui fut la nôtre…” Un voyage dans les XXe et le XXIe siècles, guidé par les héros de la tragédie grecque où l’idée de sacrifice est interrogée à travers la figure d’Apolonia, une mère de famille polonaise qui donna sa vie pour sauver un enfant juif. Laissant à son fils, orphelin, la double image de l’oasis et du désert…
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