Réalisée par Vincent Ravalec, « Addicts » repousse les frontières de la fiction télé. A partir d’une structure narrative initiale, les internautes circulent librement au coeur d’un récit éclaté dont chacun invente l’évolution. Un nouveau pari d’Arte.
Arte tricarde en banlieue ? Depuis la polémique provoquée par le documentaire La Cité du mâle en septembre, la chaîne culturelle n’était plus en odeur de sainteté dans des quartiers dont elle a pensé dénoncer la violence. Schématique et moralisateur, le documentaire se complaisait dans une imagerie de zone hostile peuplée de brutes épaisses – sans parler des accusations de bidonnage.
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Fallait-il alors, comme le firent certains critiques, conseiller à Arte de rester bien au chaud dans sa zone favorisée de l’Ouest parisien ? Pas sûr. Avec Addicts, la chaîne revient en (ou plutôt dans une) banlieue mais cette fois par la grande porte : personne dans la cité des Aubiers à Bordeaux ne devrait s’estimer lésé, tantelle est ici traitée comme un territoire fictionnel comme les autres. Riche, hétérogène, abordé à hauteur de réel sans misérabilisme ni fausse compassion.
La websérie entre dans un nouvel âge
Ironie du sort, ce qui hier était regardé comme une jungle périurbaine archaïque et fruste devient ici le lieu – le moteur – d’un projet en pointe, une expérience devant faire date dans les médias. Pas de révolution sociale, certes, mais au moins une initiative qui tient la route. Après les webdocus Gaza/Sderot ou Prison Valley, après Arte Radio, Arte+7 ou Arte Live Web, Addicts confirme la volonté de la chaîne de marquer son époque (numérique) et d’explorer les potentialités du web plus vite et plus fort que les autres. En une certaine mesure, sa renommée le lui impose, sa surface financière l’y invite.
Addicts s’annonce comme le tuning imparable de la web-série, agrégeant les trouvailles et dynamitant les formats existants pour faire entrer le genre dans un nouvel âge.
« La fiction française a besoin de se secouer pour être en phase avec la société actuelle, assure Bénédicte Lesage, productrice pour Mascaret Films. Il nous fallait tenter une nouvelle écriture, d’où une web-fiction non linéaire. »
Non linéaire : comprendre fragmentée, capable de mixer plusieurs points de vue et niveaux de lecture en simultané et semblant ne suivre aucune logique narrative rigide. Ce qui reste à nuancer : le scénario élaboré par Vincent Ravalec d’après un concept originel de Lydia Hervel – quatre loulous manipulés préparent un casse – part d’un point A vers son dénouement mais laisse à l’internaute toute latitude d’emprunter raccourcis, chemins de traverses ou détours labyrinthiques pour y parvenir… ou pas.
Construire du faux-vrai avec du vrai-faux
C’est ici qu’il faut donner le mode d’emploi d’Addicts (noter la caractéristique des séries 3.0 : lire la notice avant utilisation). Tous les trois jours pendant cinq semaines, un épisode est mis en ligne sur le site d’arte.tv. Il se (dé)compose de cinq séquences autonomes (une par personnage plus une garde à vue), soit cinq modules se visionnant séparément.
Autour de cet album vidéo à animer soi-même, une vie numérique se déploie : liens hypertexte, renvois vers les pages Facebook des héros, fil sur Twitter, site d’une voyante consultée, etc. Troublante porosité : ces traces virtuelles, qui peuvent parfois relever du gimmick, tentent de rendre réel un univers fictionnel. Construire du faux-vrai avec du vrai-faux, en somme, pour donner aux personnages une épaisseur biographique inédite.
A la croisée des ces lignes de forces, l’enjeu d’Addicts est triple. Vincent Ravalec et son équipe ont dû livrer un kit narratif complexe. Il s’agissait pour eux de maîtriser l’aléatoire, donner une intensité propre à chaque séquence et une carnation aux personnages pas trop altérée par les effets de découpage. Les concepteurs du site (l’agence Websiteburo) avaient la charge de tirer parti de cette légère euphorie que procure sur le net l’infinité des possibles : jouer avec la navigation en rhizomes, le désir de découverte qui se réactive lui-même, le temps disponible qu’il faut accélérer ou fractionner.
Mais ce sont les modes de préhension du public qui suscitent le plus d’attente. Car ce qui lui est proposé n’est rien de moins que de se substituer à l’auteur, ou du moins de partager sa force démiurgique. A l’internaute de se construire une architecture narrative en suivant sa subjectivité – et pourquoi pas décider de ne pas tout savoir, se satisfaisant d’une histoire à trous… A lui de se laisser happer ou pas par cette youtubisation de la narration – la série sera aussi diffusée sur… Dailymotion, également partenaire financier. Pourquoi aussi ne pas attendre la version hertzienne, prévue pour 2011 ?
Si le pouvoir de la fiction est ici contesté, on pourrait tout aussi bien l’estimer régénéré, réinitialisé, s’accordant de nouvelles perspectives. Le paradoxe est que cette remise en question s’arrime à un pitch classique, une bonne vieille histoire de casse. Mais ici ce sont les lascars qui revisitent Audiard : le drolatique des scènes, l’inénarrable des dégaines s’inscrivent le plus souvent avec efficacité dans un contexte naturaliste servi par le sens de l’observation de Ravalec.
Certains modules sont irrésistibles (« La roquette peut tuer »), d’autres animés d’une densité dramatique étonnante (« L’Audition de Charlène Michel »). S’il faudra attendre d’avoir testé ce walk in progress jusqu’à son terme (17 décembre) pour en tirer un avis définitif, le puzzle qui a commencé à se former lors des previews semble tenir ses promesses. Avec deux millions de clics attendus pour envisager une saison 2, voici Addicts, la série qui annonce dès son titre ce qu’elle attend de son public…
Pascal Mouneyres
Addicts, en ligne du 15 novembre au 17 décembre.
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