On n’est pourtant qu’en 1965, et William S. Burroughs semble déjà se révolter contre le cynisme du “temps de cerveau disponible” pour vendre un produit: “Je pense vraiment que tout ce que je dis doit être pris littéralement, oui, pour rendre les gens conscients de la criminalité de notre époque, pour prendre conscience des marques. Tout mon travail est dirigé contre ceux qui ont l’intention, par stupidité ou préméditation, de faire sauter la planète ou de la rendre inhabitable. Comme les gens de la publicité dont nous avons parlé, je me soucie de la manipulation précise du mot et de l’image dans le but de créer une action, pas pour sortir boire un Coca-Cola, mais pour créer une altération dans la conscience du lecteur.”
Toni Morrison parle à sa façon, elle aussi, d’un processus de libération quand elle parle de l’écriture, mais c’est chez elle une impulsion personnelle: “Je sais seulement que je ne confierai plus jamais ma vie, mon avenir, aux caprices des hommes, que ce soit dans le monde du travail ou pas. Jamais plus leur jugement n’interférera avec ce que je pense pouvoir réaliser.”
A la question de savoir si elle se pense comme une féministe, Susan Sontag répond: “C’est l’une des rares étiquettes dont je me satisfais. Mais là encore… est-ce un nom? J’en doute.” Puis, quand l’interviewer lui demande si, dans l’un de ses romans, elle a voulu donner le point de vue de la femme: “Vous présupposer là qu’il existe un point de vue de femme, un point de vue féminin. Pas moi. Votre question me rappelle que, quel que soit leur nombre, les femmes sont toujours considérées, elles sont toujours culturellement construites, comme une minorité. C’est aux minorités que l’on attribue un point de vue unitaire.”
Toni Morrison dira à peu près la même chose de la façon dont sont vus les Noirs par les Blancs: tous les mêmes. C’est contre quoi elle s’est mise à écrire. Contre la simplification des êtres, les groupes, les idées toutes faites, le grégaire, le langage publicitaire, ces entretiens avec quelques-uns des écrivains majeurs du XXe siècle forment un véritable manifeste littéraire.
C’est que la Paris Review, institution littéraire auxEtats-Unis, a toujours su s’entretenir avec les écrivains de façon vivante, incarnée, parce que mêlant l’existence et le travail de façon inextricable, loin du tout-biographique journalistique ou du tout-stylistique universitaire –et atteignant ainsi le cœur de la création, ses enjeux profonds.
Quatre volumes rassemblant les meilleures interviews de la revue (de P.G. Wodehouse à Faulkner…) sont parus récemment aux Etats-Unis, et ce premier volume à paraître en France (le prochain sortira en octobre 2010) n’est autre qu’une sélection d’entretiens donnés par les auteurs publiés par Christian Bourgois (Peter Carey, James Baldwin, Jim Harrison, Allen Ginsberg, Thomas McGuane, et un outsider de choix: Billy Wilder!).
Plus on avance dans cette anthologie, plus on comprend qu’il s’agit en fait d’un manuel d’écriture que tout aspirant écrivain devrait lire en urgence –chaque auteur livrant sa vision de ce qu’est la littérature, de ce pour quoi (et surtout comment) il écrit. Ainsi Allen Ginsberg qui déclare, en 1966, que la littérature: “C’est la capacité à s’engager à écrire, la capacité à écrire, simplement comme vous êtes!… En toute circonstance! Il y a beaucoup d’écrivains qui ont des idées préconçues sur ce que devrait être la littérature, et leurs idées semblent exclure ce qui les rend tout à fait charmants en conversation privée. (…) Autrement dit, il n’y a pas de distinction, il ne devrait pas y avoir de distinction entre ce que nous écrivons et ce que nous connaissons vraiment, pour commencer. Et comme nous le connaissons tous les jours, avec les autres.”
La force de la Paris Review: avoir su donner suffisamment confiance aux auteurs pour qu’ils se livrent avec sincérité, comme rarement. Si les écrivains aiment la Paris Review, celle-ci les aime au centuple, les ayant toujours privilégiés.
Fondée en 1953 à Paris par Harold L. Humes, Peter Matthiessen et George Plimpton, The Paris Review avait un enjeu simple mais plutôt rare dans le monde des revues de l’époque: “Cher lecteur – écrit William Styron dans une lettre d’introduction – The Paris Review aspire à mettre en valeur le travail créatif – fiction et poésie – sans exclure la critique, mais dans le but de la mettre en retrait par rapport à la place do- minante qu’elle occupe dans la plupart des revues littéraires en lui réattribuant l’espace qui lui convient, à savoir quelque part en fin d’ouvrage. Je pense que The Paris Review devrait accueillir différents types de personnes entre ses pages: les bons écrivains et les bons poètes, d’autres moins prononcés, tant qu’ils sont bons.”
Ce qu’il ne savait pas, comme la plupart de ses membres fondateurs, c’est que la création de la revue relevait presque autant du romanesque: Peter Matthiessen, alors membre de la CIA, se servit de la fondation de la revue pour couvrir ses activités d’agent à Paris. Pourtant, la revue ne se laissa jamais contaminer par une idéologie quelconque, restant avant tout dévouée au soutien des auteurs les plus intéressants.
Jack Kerouac, Philip Roth, V.S. Naipaul, Rick Moody y publièrent leurs premiers textes, et Beckett des extraits de Molloy, l’un de ses premiers romans écrits en anglais, dans le numéro cinq. Cinquante-sept ans après sa création, même si elle n’est que trimestrielle et diffusée à 16000 exemplaires, la Paris Review reste une référence obligée dans le milieu littéraire US. A suivre, donc.
Photo : S.Burroughs en 1990 par Renaud Monfourny
Paris Review – Les entretiens (Christian Bourgois éditeur), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke, 560 pages,23 €