Donald Trump est devenu officiellement le 45e président des Etats-Unis ce vendredi 20 janvier. Choquée mais pas K.-O., la gauche américaine ne veut rien lâcher et organise sa riposte. Reportage à New York.
Cortèges, flash-mobs, lettres déposées par milliers sur les bureaux des représentants au Congrès. Ces vieilles recettes de l’activisme américain peuvent paraître futiles, quand le prochain maître du monde décrète par tweets et que Washington est à sa botte ; quand la nature indirecte de la démocratie américaine a poignardé dans le dos les électeurs – Hillary Clinton a engrangé au total deux millions de voix de plus que son adversaire – et que quatre ans de délire autoritaire se matérialisent.
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La première résistance à Donald Trump n’est pas glossy, ni glamour. Elle s’organise en meetings, avec un micro et des chaises en plastique. Au LGBT Center de Manhattan notamment. Un centre culturel aux murs parsemés de portraits de Keith Haring et d’autres héros du panthéon LGBT. Ici siège le quartier général d’un des premiers groupes de résistants à Trump, dans la ville qui l’a vu naître, aujourd’hui devenue son jouet.
Des activistes rompus aux arrestations
Rise & Resist échafaude des stratégies, des actions directes, avec un pragmatisme typiquement américain. Sans se perdre en théories – si quelqu’un monopolise la parole pour un cours de sciences politiques, il est rattrapé par la patrouille. Des militants d’Act Up forment la colonne vertébrale du mouvement. Activistes au cuir épais, rompus aux arrestations, ils ont presque tous autour de la cinquantaine.
Act Up est né à New York en 1987, quand l’épidémie de sida, qui en était à sa sixième année, avait déjà fait 40 000 victimes sans que les autorités fédérales ne réagissent. “Beaucoup, parmi les organisateurs, ont effectué leur baptême du feu dans les années 1980”, explique Jeremiah Johnson, 34 ans, un des porte-parole du groupe. Johnson arbore à chaque réunion un T-shirt noir garni d’un triangle rose. Le logo d’Act Up, référence au sigle cousu sur les habits des homosexuels dans les camps de concentration nazis.
Une onde de choc comparée au 11 Septembre, avec cette impression d’un monde qui bascule
“Dans les années 1980, les homos tombaient comme des mouches et l’administration Reagan ne levait pas le petit doigt. Il n’y avait pas d’espoir. Paradoxalement, ça leur a donné une énergie de dingue. Les gays ont été forcés de comprendre comment développer des stratégies, obtenir l’attention des médias, mettre la pression sur les politiques : Reagan, Bush, puis Clinton.” De vieux réflexes ravivés par les élections – une onde de choc que les Américains comparent au 11 Septembre, avec cette impression d’un monde qui bascule.
Entre cent et deux cents personnes, de tous horizons, participent aux assemblées hebdomadaires. Durant la période des fêtes de fin d’année, les obligations du quotidien pourraient facilement prendre le dessus mais Trump est un formidable catalyseur. En début de séance, Jeremiah Johnson demande combien dans l’assistance sont des nouveaux venus. En général, une bonne moitié lève la main.
Des trumpistes mobiles et formés au close-combat
On rencontre des gens proches de Black Lives Matter, comme Michael Basillas et son ami Christian Valencia, un Latino qui s’appuie sur une canne depuis une rencontre nocturne, le 14 décembre dernier. A la sortie d’un espace artistique de Tribeca, leur groupe de neuf personnes s’est fait défoncer la gueule par une bande de trumpistes en goguette, “dont un portant un bracelet Blue Lives Matter (du nom du mouvement pro-police américain – ndlr)”.
Christian les décrit comme mobiles et formés au close-combat, un peu comme les hooligans russes de l’Euro 2016. “Je crois que pour eux, casser du pédé est un rituel d’intronisation”, avance Michael. On trouve aussi quelques communistes, des gens issus de la mouvance Occupy et d’autres qui ne sont affiliés à aucun groupe. Finalement, la communauté à risque la moins représentée, ce sont les sans-papiers.
A New York, time is money. L’argent, le collectif en a besoin pour la salle, qu’il loue à l’heure. Un chapeau tourne, on peut y glisser un billet qui servira à couvrir les frais. La sophistication des tâches et le professionnalisme impressionnent. Comme pour une équipe de football américain, les postes sont hyper précis et définis. Rise & Resist est divisé en cellules et sous-cellules. La cellule “Coalition”, chargée de trouver des appuis et de mutualiser les efforts avec l’extérieur ; les cellules “Education”, “Environnement”, “Relations presse”, “Logistique”, et la très active cellule “Santé”, dont la mission est d’empêcher le démantèlement de l’Obamacare, priorité numéro un du prochain gouvernement.
Des policiers infiltrés dans le groupe
Martin Joseph Quinn, libraire, s’est formé sur le tas à la cybersécurité. Barbu carré, tête rasée, Quinn demande à l’assistance de télécharger Signal, une application cryptée, pour leurs communications futures. La paranoïa est perceptible dans le groupe : un des piliers, Jamie Bauer, “queer transmasculine” aux cheveux courts et gris, explique calmement que “certainement, parmi nous ce soir, se cachent des policiers et des agents de renseignement. Parler dans ce micro, c’est comme parler directement aux autorités. Il faut en être conscient, sans s’affoler. Ce qu’il faut faire, c’est ne rien dire à l’assemblée que ne pourrait pas entendre un policier. Pour les actions plus litigieuses, qui peuvent tomber sous le coup de la loi, je vous invite à en parler dans des comités plus restreints” – durant les réunions de cellules.
“Si quelqu’un à côté de vous affiche un goût un peu trop prononcé pour des actions dangereuses ou violentes, dénoncez-le haut et fort”, enchaîne un autre cadre, qui se souvient que “durant les réunions contre la guerre en Irak en 2003, ceux qui prônaient l’action violente étaient des flics infiltrés”.
“Les attaques viennent de partout. On est mal. On doit agir maintenant, avant l’inauguration du 20 janvier”
Il rappelle à tous qu’un édito du 12 décembre de l’hebdomadaire New York Observer, propriété de Jared Kushner, gendre de Donald Trump et désormais haut conseiller à la Maison Blanche, demande au directeur du FBI d’enquêter et de démanteler les mouvements anti-Trump. “La réaction violente de la gauche à l’élection de Donald Trump est vile et dangereuse, dit le billet, signé par un colonel à la retraite. Démonstrations pacifiques ? Non. Les manifestants veulent détruire et vandaliser. Ils ont deux buts : intimider et propager le mensonge des médias dominants, qui disent Donald Trump dangereux.”
“Le problème, c’est qu’on fait face à une hydre”, déplore Tim, un ancien à la coupe en brosse dont le signe distinctif, un cache-œil noir, lui donne l’air d’un loup de mer. “Les attaques viennent de partout. On est mal. On doit agir maintenant, avant l’inauguration du 20 janvier.” Pour les ennemis de Trump, la rapidité d’exécution sera primordiale.
L’épouvantail Steve Bannon
La première urgence est de faire pression sur les parlementaires, pour qu’ils bloquent les nominations du cabinet Trump lors des auditions préliminaires. Globalement, Trump nomme à chaque poste des ultralibéraux qui veulent saper leur propre portefeuille : un propriétaire d’une chaîne de fast-food au Travail ; un négationniste du réchauffement climatique à l’Environnement (lire “Les 10 hommes de Trump” pp. 42-43).
Parmi les épouvantails figurent Steve Bannon, l’agitateur white supremacist, directeur de campagne devenu conseiller officiel ; Jeff Sessions, prochain ministre de la Justice, dont le lourd bilan politique en Alabama est entaché de racisme. Son soutien indéfectible à Trump pourrait le propulser attorney general (procureur général) : la revanche d’une vie.
“Mais le plus flippant pour moi, ajoute Jeremiah Johnson, c’est Mike Pence, le vice-président. Il sera très influent. Il a un terrible bilan dans l’Indiana. Anti-sciences, bigot… Son allure générale plus lisse, présidentielle, le rend encore plus dangereux.” Si pour une raison ou une autre Trump ne termine pas son mandat, Pence héritera du trône.
« Peur de l’apathie, de la normalisation”
“On ne sait pas ce qui nous attend à partir du 20 janvier, poursuit Johnson. C’est le mystère. Personne ne pensait que Trump l’emporterait avec les scandales qui lui collent au train, les choses qu’il a dites… Maintenant qu’on en est là, on distingue encore mal l’étendue de la catastrophe. On comprend qu’il veut museler les médias et nommer un cabinet dont les intérêts financiers priment sur le reste. Si le cabinet est confirmé, si l’Obamacare est démantelé, si on perd cette occasion de riposter maintenant, j’ai peur de l’apathie, de la normalisation, de l’acceptation.”
L’urgence vient aussi du calendrier. Le présent est mince comme un fil. La couverture santé universelle, dont bénéficient actuellement trente millions d’Américains pauvres, est sur le billot. Les Républicains veulent détruire l’Obamacare sur-le-champ, selon une politique de la terre brûlée, sans rien proposer à la place – on verra plus tard.
Ironiquement, l’électorat qui a voté Trump, la classe ouvrière blanche, serait gravement touché
Ironiquement, l’électorat qui a voté Trump, la classe ouvrière blanche, serait gravement touché. Le financement de la pilule contraceptive, du planning familial, les accords de Paris devraient suivre. A Washington, dans les sénats d’Etat, les lobbyistes préparent en hâte un maximum de lois pro-business, pour un tsunami législatif d’une centaine de jours.
Les opposants doivent organiser une riposte à l’échelle des enjeux. Autant dire que, parmi les citoyens américains politiquement actifs, plus grand monde ne dort son quota de huit heures ces jours-ci. “On préfère ne pas dormir quelques semaines pour ne pas rester debout à se lamenter toutes les nuits suivantes”, tranche Miriam Clark, rencontrée devant Prospect Park, à Brooklyn. Cette avocate, membre du groupe #GetOrganizedBK, distribue des lettres à signer, qu’elle posera en tas sur le bureau des deux sénateurs de New York.
Rendez-vous devant chez Ivanka
Dans le détail, les lettres les menacent de sanctions électorales s’ils n’exigent pas “les déclarations d’impôts de Trump” et n’enquêtent pas sur “les multiples conflits d’intérêts” qui marineront à la Maison Blanche. Chuck Schumer, un des deux sénateurs, habite un grand immeuble en brique bordant l’aile ouest de Prospect Park ; chaque jour, des manifestants viennent se rappeler à son bon souvenir. Il n’est pas aimé du quartier pour son élasticité politique. Sa position de minority leader – chef de l’opposition – au Sénat, un poste-clé dans les combats futurs, le place sur le gril.
Plus au nord à Manhattan, le 5 janvier au soir, les lumières de Park Avenue s’allument dans un concert de klaxons. Au croisement de la 59e, trois fourgons de police stationnent devant une porte dorée, entourée de colonnades. Numéro 502. L’immeuble où résident Ivanka Trump, fille de, et son mari Jared Kushner. L’intérieur de l’appartement est “aussi stylé qu’on peut l’imaginer”, assure un article d’Elle-Decor, avec des chaises Mies van der Rohe dans le salon et, dans la chambre à coucher, une tête de lit en velours d’alpaga.
La Trump Organization possède l’immeuble et ses vingt-deux appartements, d’une valeur estimée à 170 millions de dollars. C’est le point de rendez-vous. Le but de la manifestation du jour, “DUMP TRUMP”, est de défiler devant chacune de ses possessions immobilières de Midtown, en dénonçant les conflits d’intérêts potentiels, et de faire pression sur les marques qui louent des emplacements à la Trump Organization. Notamment Nike, dont l’immense magasin Niketown, sur la 57e, rapporte un loyer exorbitant à Trump, ainsi qu’un pourcentage sur les ventes de chaque paire de chaussures.
“On n’insulte pas les trumpistes”
Un quart d’heure avant le coup d’envoi, Jamie Bauer rappelle posément les règles aux plus jeunes : “N’oubliez pas l’objectif. On n’est pas antiflics. On n’insulte pas les trumpistes, bien que je doute que beaucoup de contre-manifestants se montrent. On reste focalisés sur Trump et ses possessions dans la ville.”
A 17 heures, la centaine de manifestants s’élance. Le cortège, bruyant, bigarré, zigzague dans le code postal le plus riche du monde, passant sous ces nouvelles constructions dont New York a le secret. Des tours plus minces, plus hautes, plus exclusives, largement inoccupées, plantées autour de Central Park comme des épines. Les tours renvoient en écho “No Trump, no KKK, no fascist USA!”
Chacun son boulot : les manifestants conspuent Trump, la police surveille, les médias rapportent
Derrière la vitre arrière d’une limousine bloquée au feu rouge, une femme à l’allure d’ancien mannequin secoue la tête de droite à gauche, dédaigneuse. On serpente dans la nuit, cornaqués par le NYPD. Les discussions entre le commissaire Helms et Jamie Bauer sont restées posées, pratiques, dans une distance respectueuse. Chacun son boulot : les manifestants conspuent Trump, la police surveille, les médias rapportent.
Dans le froid vaporeux, portiers et majordomes des palaces fument une cigarette. Dans leurs costumes tout droit sortis du Bûcher des vanités, ils prennent des vidéos. Certains offrent des sourires d’encouragement. Alix Lacoste, 31 ans, franco-américaine et cadre scientifique chez IBM, prend la tête de la marche aux côtés de Jeremiah Johnson.
« Devenir le Tea Party de gauche”
“Mon père (resté en France – ndlr) me demande à quoi bon. Il me fait marrer. Là-bas, il regarde les experts se disputer à la télé, il applaudit et compte les points. Je ne peux plus supporter les cyniques, les passifs. Le Tea Party a bloqué la démocratie pendant quatre ans.”
“On veut devenir le Tea Party de gauche, avertit sans ambages Tim Murphy, de la cellule “Coalition”, qui porte des bacchantes gauloises. Il faut camper devant les manoirs de nos sénateurs et leur foutre la pression. Le Tea Party l’a fait. Ils n’étaient pas nombreux, oh non, mais ils savaient dire à leurs élus : ‘Si tu traites avec Obama, on te tue.’ On va faire exactement pareil.”
On garde du Tea Party des images de rallyes de campagne dans le Kansas ou le Tennessee, papy et mamy agitant des affiches d’Obama en Adolf Hitler. Ils faisaient plutôt rire. “Ils ont gagné, coupe Murphy. Ils ont élu Trump et transformé la politique. Ils ont montré ce que peut faire un petit groupe déterminé qui ne lâche pas la grappe des élus.”
L’idée est claire : devenir méchant
Trois anciens assistants parlementaires ont publié un ouvrage à télécharger gratuitement, Indivisible. Un vade-mecum, comme un parfait petit manuel de la résistance, qui tourne dans toutes les réunions. Les auteurs, des petites mains du Congrès, ont traversé huit ans d’administration Obama. Aux premières loges, ils ont assisté à l’érection du Tea Party.
L’idée est claire : devenir méchant, ne plus tendre l’autre joue. “Not One Inch” est le mot d’ordre brandi aux sénateurs : “Pas un pouce de terrain”. Si un parlementaire fraie avec l’ennemi, c’est carton rouge électoral sans sommation et adieu Washington. “Ces gens-là réagissent surtout à l’impact médiatique, termine Murphy. Si on commence à camper devant chez eux, ça les rendra nerveux.”
Trump est un président faible, bien plus faible qu’Obama en 2008, lit-on dans Indivisible. “Il n’a pas de mandat, une maigre majorité, il traîne déjà une brouette de scandales.” Sa politique fédérale ne dépend pas de lui au fond, mais des membres du Congrès, qui ont le pouvoir de valider ou de bloquer. “Et nous, nous avons le pouvoir de faire pression au niveau local sur chaque parlementaire.” A Rise & Resist, le message est passé cinq sur cinq.
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