Où est passée l’autorité ? La philosophe américaine Avital Ronell et le psychanalyste italien Massimo Recalcati repensent la figure paternelle comme incarnation de l’autorité. Que reste-t-il donc du père à l’ère de sa dissolution ?
Alors que l’opinion commune ne cesse de déplorer la disparition des figures d’autorité, aussi bien dans l’espace de la politique que dans celui de la famille, des auteurs s’interrogent sur les angles morts de l’autorité. La philosophe américaine Avital Ronell analyse dans Losers les figures perdues de l’autorité à travers une lecture de Kafka et Arendt ; le psychanalyste italien Massimo Recalcati appelle dans Le Complexe de Télémaque à reconstruire la fonction du père. Par-delà les positions de chacun – contre ou pour le père –, l’autorité exigée aujourd’hui est celle qui permet à la violence de décroître. Que reste-t-il donc du père à l’ère de sa dissolution ?
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L’autorité fout le camp. Cette idée reçue circule dans nos sociétés depuis au moins trente ans, portée par l’arrogance du camp du ressentiment à l’égard de Mai 68, qui confond autorité et autoritarisme. A écouter beaucoup de nos contemporains, l’autorité se perdrait parce que les parents seraient trop libéraux avec leurs enfants, les profs trop démissionnaires avec leurs élèves, les incivilités trop présentes dans les rues, les politiques incapables d’assumer leur fonction…
S’il semble en effet difficile d’attribuer aujourd’hui de l’autorité à la politique, la question demeure de définir ce que nous entendons par autorité, ce que nous en espérons : la force d’un chef omnipotent, le charisme d’une personnalité intimidante, l’imposition de règles, au-delà de toute discussion ? La philosophe Hannah Arendt observait, dès le début des années 1950, dans son célèbre texte, “Qu’est-ce que l’autorité ?” (dans La Crise de la culture), que le sens véritable de la notion d’autorité avait été oublié. Aujourd’hui encore, on continue à l’identifier à la force, à la domination ou à une forme de violence plus ou moins dissimulée.
Le patriarcat toujours debout
Or, comme l’analyse la philosophe américaine Avital Ronell dans son dernier livre Losers, il existe une autorité “authentique” qui plutôt que de viser la coercition tente de protéger, encourager, mobiliser les énergies collectives. Ce modèle vertueux de l’autorité volatilisée fait toujours rêver, y compris les penseurs les plus progressistes qui ne cessent de souhaiter son retour. Mais, méfions-nous des rêves ambivalents invoquant de nos jours sa résurrection, nous suggère Avital Ronell dans une longue réflexion, exigeante et très inspirée, à la fois dans son mode d’écriture, qui fait place à beaucoup de digressions, et ses intuitions, oscillant entre un éloge de son objet et une sévère déconstruction de ses usages pervers.
Mobilisant ses lectures attentives des textes de Platon, Kant, Kojève, Arendt, Kafka…, la philosophe, ancienne élève de Derrida, rappelle que l’autorité, reste liée à la rhétorique du familialisme et du patriarcat, dont la Lettre au père de Kafka révèle magistralement la cruauté morbide. « La victoire du patriarcat représente encore un adversaire avec lequel il faut lutter », souligne-t-elle, entièrement préoccupée par une question qui traverse son livre : « En quoi la possibilité même d’une coexistence paisible est-elle minée par des structures en apparence infra-cassables ? »
La question de l’autorité est indexée à la figure du père, mais surtout à celle de tous les fils contrariés, ceux qu’elle appelle des “losers”. « Que s’est-il passé lorsque la métaphysique a élevé la métaphore paternelle au rang d’autorité ? » se demande-t-elle.
« Dans quelle mesure le manque-à-être du fils se rattache-t-il à des prétentions à détenir l’autorité ? Comment l’impossible figure du père en tant qu’elle dépend de cette hypothétique autorité, que cette figure soit clivée ou faussement unifiée, maintient-elle son emprise ? ».
La figure du père, « criblée de mystères »
Emprise : c’est un mot-clé que l’on retrouve de page en page, comme le signe d’une impossible émancipation des griffes assassines de la figure de l’autorité, qu’Avital Ronell analyse avec vigueur et un esprit frondeur. Car la question de l’autorité nous ramène forcément à notre prime enfance, à « des états de dépendance malheureuse et de nécessité pré-politique« . La philosophe cherche à comprendre le poids d’un « héritage de la perte » et de « la marque d’humiliation que porte le fils dépouillé ou expulsé avec perte et fracas« , dont Isaac reste l’ancêtre biblique.
Elle cherche ainsi à « dresser une carte de la progression spectrale et non marquée du résidu paternel« , et de déterminer « le lieu où il commence à s’infiltrer » : au cœur des espaces d’oppression générateurs de règles qui « prennent leur essor dans le sillage du Père « . Cette figure du père, « criblée de mystères« , hante son livre comme elle hante notre histoire depuis les origines de la culture. Que faire de tous les rendez-vous manqués avec le père? Que faire du paternel en tyran, « membre affilié du grand Spoliateur« ?
Relisant Kafka, Ronell s’attarde sur la « mainmise » du père sur son fils, sur « la main qui menace », comme « menace et horizon, responsable de la chute de l’enfant« . Toute éducation est « inhumaine« , écrivait le philosophe Jean-François Lyotard, puisqu’elle ne va pas « sans contrainte et terreur« . Ce qui pousse Ronell, éclairée par Kafka et Lyotard, à ce constat amer :
« Ce qu’il nous reste de l’enfance, c’est un certain degré de peur et de détresse qui peut surgir à n’importe quel point de la trajectoire du développement humain. »
Entre le « père » et le « pire »
Freud, lui-même, avait pensé la nécessité de l’autorité paternelle, comme l’analysèrent Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. « Le paternel marche main dans la main avec le fantasme de l’identification – quelque chose du résidu des formes monarchiques et autres régimes de droit divin qui nécessitent des sauf-conduits identificatoires« , précise Ronell, qui évoque aussi l’influence persistante de Luther qui « a bâti tout son monde sur une relation de dépendance à l’autorité » (« d’innombrables manières, nous sommes encore sous l’emprise de Luther, redevables des impressionnantes transformations dont sa signature a fait l’objet« ).
Entre le « père » et le « pire », que faut-il préférer ? Pour Lacan, rappelle Ronell, le père est mieux que rien. Ce que confirme le psychanalyste italien Massimo Recalcati dans son essai explorant le sujet de la filiation, Le Complexe de Télémaque, reconstruire la fonction du père. L’auteur avance que « s’émanciper vraiment du père ne signifie pas en rejeter l’existence« . Car « pour se passer du père, soutenait Lacan, il faut savoir s’en servir« . En rejetant la paternité, » on rejette aussi la dette symbolique qui rend possible la filiation d’une génération à l’autre« .
Télémaque, l’anti-Œdipe
Si l’autorité symbolique du père s’est éclipsée, analyse Recalcati, « de nouveaux signaux proviennent de la société civile, du monde de la politique et de la culture, qui relancent une inédite et pressante demande de père« . Il ne s’agit pas de regretter le mythe du père-maître, dont le temps est révolu. Le problème n’est pas de savoir comment en restaurer l’ancienne puissance symbolique perdue, mais plutôt d’interroger « ce qui reste du père à l’ère de sa dissolution« .
Le psy convoque, pour ce faire, la figure de Télémaque, icône du fils, pour en faire une figure inverse d’Œdipe. Télémaque, avec ses yeux, regarde la mer, scrute l’horizon ; il attend que le navire de son père Ulysse – qu’il n’a pas connu – revienne pour établir la Loi dans son île dominée par les prétendants. « Si Œdipe incarne la tragédie de la transgression de la Loi, Télémaque incarne celle de l’invocation de la Loi« , écrit Recalcati, pour qui notre époque est bien celle du déclin irréversible du père, mais aussi l’époque de Télémaque, puisque « les jeunes générations regardent la mer en attendant le retour de quelque chose du père« .
Cette attente n’a rien d’une paralysie mélancolique car ce qui se joue dans le complexe de Télémaque, c’est moins l’exigence de restaurer la souveraineté perdue du père-maître qu’une demande de témoignage. « La demande de père n’est plus une demande de modèles idéaux, de dogmes, de héros légendaires et invincibles, de hiérarchies immuables, d’une autorité purement répressive et disciplinaire, mais d’actes, de choix, de passions capables de témoigner, précisément de la façon dont on peut être dans ce monde avec un désir en même temps qu’une responsabilité« . Le père aujourd’hui invoqué ne peut plus être celui qui a le dernier mot sur le sens du bien et du mal, mais un père profondément humain, vulnérable, incapable d’énoncer le sens ultime de la vie mais « capable de montrer par le témoignage de sa propre vie, que la vie peut avoir un sens« .
l’aura discrète de l’autorité
De son côté, Avital Ronell persévère dans sa position radicalement anti-patriarcale. Entre le père et le pire, elle choisit son camp : « D’après moi, tout indique qu’il faut opter pour le pire, qu’il faut risquer le pire« . Selon elle, le problème que pose la question de l’autorité ne se réduit pas au fait que l’autorité nous fait défaut ; mais « qu’on y fait appel dès le départ, comme la marque d’une disparition progressive et irrécupérable, pour combler un manque« . Dans la filiation repensée de Platon et de Hannah Arendt, Ronell préfère voir l’autorité comme ce qui permet à la violence de décroître, comme ce qui « permet la relationalité en tant que commandement ».
A l’inverse de l’autoritarisme, qui, comme elle le confiait à Libération en novembre 2014, « implique beaucoup de bruits et de fanfare, de bruits métalliques insupportables comme le claquement des portes de prison« , l’autorité reste dans « un flux à basse énergie« . La personne qui a de l’autorité a une « certaine aura, un raisonnement discret« . L’essentiel de ce qui se joue dans la tension entre les pères et les fils, entre l’autoritarisme et l’autorité, n’est donc pas que la coercition s’efface ; il s’agit surtout de « développer une relation plus libre avec la dimension coercitive de la facticité de la vie« .
Slalomant entre les disciplines – théorie politique, philosophie, histoire, critique littéraire, psychanalyse, éthique –, se situant sans cesse aux marges de chacune d’entre elles, Avital Ronell donne parfois le tournis. Virevoltant, surprenant à chaque page, Losers dresse un magistral tableau qui, à la mesure de son objet, impose moins ses arguments de manière brutale qu’il ne les soumet subtilement ; le livre assène moins qu’il n’agite en nous une réflexion forcément inachevée sur la figure idéale ou dévoyée de l’autorité. Comme un manifeste adressé aux rétifs de la discipline : losers, oui, mais beautiful.
Avital Ronell, Losers, les figures perdues de l’autorité (Bayard, traduit de l’anglais par Arnaud Regnauld, 400 p, 33 €)
Massimo Recalcati, Le Complexe de Télémaque, reconstruire la fonction du père (Odile Jacob, 154 p, 19 €)
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