La réouverture des lieux culturels s’accompagne ce mercredi 19 mai par la reprise des restaurants (et bars) – en terrasse seulement, pour l’instant. En 14 mois de crise, les professionnels ont bien eu le temps de se remettre en question et continuent de le faire.
C’est un monstre assoupi qui se réveille doucement. Les rues des grandes villes en témoignent, voyant refleurir des terrasses anciennes ou naître d’autres fabriquées à la hâte, transformant les propriétaires de restaurants en menuisier·ère·s improvisé·e·s, au cœur d’une étrange saison. Pluvieuse mais heureuse, tant l’impossibilité de manger dans un lieu public depuis l’automne semblait avoir éteint une part de vitalité commune.
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En mode ralenti
La jauge des terrasses reste fixée à 50% (bien que, de visu, le respect de la règle semble aléatoire) jusqu’au 9 juin, jour où l’intérieur des restaurants sera de nouveau accessible à 50% de capacité. La reprise est en mode ralenti donc, malgré tout. C’est au 1er juillet que le gouvernement a fixé le retour à une certaine normalité, avec la levée probable des restrictions, mais pas des gestes barrières.
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Après plus de 14 mois de crise, les premier·ère·s concerné·e·s ont d’abord envie d’y retourner, même si la rentabilité n’est pas assurée durant les semaines inaugurales. “Tu te rouilles si tu arrêtes trop longtemps, explique Laura Vidal, sommelière et co-gérante avec Harry Cummins et Julia Mitton de plusieurs restaurants cools entre Arles (Le Chardon) et Marseille (La Mercerie et bientôt le bar à vins Livingston). On n’a pas imaginé rester fermés. Même si c’est un peu galère, on y va, on essaie, on tente en horaires réduits. Le gouvernement doit a priori maintenir les aides.”
Continuer malgré tout
De son côté, Bertrand Grébaut, chef de file d’une génération parisienne audacieuse, attendra le 9 juin pour ouvrir son restaurant étoilé Septime, tandis que Clamato, lieu délicat consacré aux fruits de mer et poissons, accueille ses adeptes dès ce mercredi, rue de Charonne. Le presque quadra fait le bilan d’une période paradoxale. “La restauration a été moins lésée que la culture. J’ai très peu d’estime pour ce gouvernement, mais là-dessus il faut le dire, on a été aidés. La solidarité a joué. Je n’ai pas non plus mal vécu les obligations de fermeture : 6 personnes bourrées qui parlent fort et se postillonnent dessus, elles se transmettent du virus, on ne va pas le nier.” Le chef, qui pilote également la maison d’hôtes D’une Ile à Rémalard dans le Perche, se projette tout autant sur son retour dans les cuisines que dans son costume de client fan de bonnes bouffes. “Pour mon premier restau, je pense que je vais mettre une demi-heure à faire mon choix et parcourir la carte des vins en entier (rires). C’est ça qui nous manque. J’ai envie de prendre mon temps.”
Sophie Cornibert, qui dirige Fulgurances – à la fois société de conseil et incubateur de talents – avec Hugo Hivernat et Rebecca Asthalter, raconte pourquoi L’Adresse, En Face et le restaurant du cinéma l’Entrepôt (l’un des rares cartons de l’été 2020 à Paris) ouvrent malgré les incertitudes. “C’est le moment de faire partie de cette vague, cela nous semble important symboliquement pour les équipes et les clients. On n’a pas de belle terrasse, mais ce n’est pas grave, on avance.” Le principe de Fulgurances est de mettre en avant de jeunes chef.fe.s qui passent quelques mois au restaurant. Cela ne sera possible qu’à partir de juin. En attendant, la réinvention s’impose. “Nous transformons momentanément L’Adresse et En Face en Peña, des bars à vins locaux à la péruvienne. On a d’abord envie de sortir de la torpeur.” L’excitation est palpable, au point que le trio ouvre en juin Laundromat, son premier restaurant à New York, dans le quartier de Greenpoint…
“Un besoin primaire”
Si la crise menace de frapper une partie de la profession mise sous cloche pendant si longtemps, Vidal, Grébaut et Cornibert s’accordent à dire que les idées ne manquent pas. Le futur existe, déjà palpable. “Après les grandes crises, il y a toujours un boom économique, note Laura Vidal. Ici à Marseille, pas mal de projets fleurissent. Pour nous, ouvrir un bar à vin comme Livingston en pleine pandémie, c’est malgré tout cohérent. On sent que ça va bien se passer car la demande est là. Il y a un besoin primaire de sortie. Sans l’autre, on n’existe pas.”
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Reste à savoir de quoi sera fait le désir de restaurant. Dans une société morcelée et, pour une bonne part, déprimée, la question se posait déjà avant la pandémie. Elle devient maintenant essentielle. La haute gastronomie semble remise en cause dans ses fondements luxueux – le palace parisien Plaza Athénée vient, par exemple, d’annoncer la fin de sa collaboration avec Alain Ducasse – et d’autres manières de manger frétillent.
Revenir à l’essentiel
“L’été dernier, l’ouverture de notre restaurant-terrasse au cinéma l’Entrepôt a marché, peut-être parce que le lieu est arrivé à point nommé par rapport à nos envies collectives de restaurant, analyse Sophie Cornibert. On commence à en avoir un peu marre du menu unique sacralisé et formel. On veut des endroits plus décontractés, débridés, où on ne s’emmerde pas. Si tu veux manger un gros truc, tu manges un gros truc, mais si ton pote n’a pas faim, tant pis, ce n’est pas grave. Ça n’empêche pas de vouloir aussi retourner chez Septime car on a besoin de finesse.”
A Septime, justement, Bertrand Grébaut fête une première décennie de succès à la tête de son restaurant, marquée par l’explosion de la culture food et une prise de conscience globale par rapport aux enjeux du “bien manger”. Son but premier ? Se reconnecter à une pratique, mais pas n’importe comment. “Pendant tous ces mois, je me suis retrouvé éloigné du sens de mon métier, explique Grébaut, même si l’activité s’est poursuivie d’une autre manière. On n’avait jamais arrêté aussi longtemps dans notre vie pro’ de faire des services et de dresser des assiettes. Ce genre de circonstances aide à relativiser, notamment de l’énergie qu’on met à faire des trucs étonnants et trendy. Avec le recul et une certaine maturité, je veux aller à l’essentiel. Une crise comme ça pousse à éliminer le superflu. Quand je me suis posé sur les nouveaux menus de Septime, j’ai eu envie de choses brutes, simples, nature, et non pas d’épater les gens. Ce qui nous a manqué, ce n’était pas les prouesses techniques des chef.fe.s mais le lien social et le moment du repas au restaurant en lui-même. La cuisine démonstrative a peut-être fait son temps. Ça dégonfle un peu l’égo.”
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Des transformations déjà en cours
Malgré l’énorme envie collective de retourner mettre les pieds sous la table, le culte du chef tout puissant (souvent masculin) a bien du plomb dans l’aile. Et avec lui, une idée de la gastronomie comme métier détaché du réel, aux cadences infernales et à l’atmosphère pesante. Si des changements radicaux sont à venir, ils surviendront peut-être dans ce domaine-là. “La restauration a déjà engagé des transformations, précise Grébaut. En tous cas, une partie du métier l’a fait. Mais il y a eu aussi des dérives et certains ont pris des décisions discutables pendant la pandémie, notamment par rapport aux plateformes de livraison à domicile. Rien n’est gagné.”
Il reste, dans un premier temps, à retrouver le goût. Profiter enfin de celles et ceux qui nous nourrissent, de la géographie intime de nos restaurants préférés, tout en sachant que l’exercice ne pourra devenir profitable que s’il s’accompagne d’autres ouvertures : artistiques, culturelles, humaines. Sophie Cornibert conclut : “Se nourrir ailleurs que dans son foyer, se retrouver en terrasse, oui, mais pour toujours parler des mêmes choses, non. Il faut glaner des idées ailleurs et les partager. Sinon, que reste-t-il du restaurant, à part un lieu où on veut être ensemble ?”
Les addresses :
Le Chardon, 37 Rue des Arènes, 13200 Arles
La Mercerie, 9 Cours Saint-Louis, 13001 Marseille
Clamato et Septime (à partir du 8 juin), 80 Rue de Charonne, 75011 Paris
D’une Ile, Lieu-dit L’Aunay, 61110 Rémalard
Fulgurances, 10 Rue Alexandre Dumas, 75011 Paris
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