Le palais Galliera consacre une rétrospective à l’un des créateurs de mode les plus influents de ces trente dernières années : l’iconoclaste et avant-gardiste Martin Margiela.
En visitant l’exposition “Margiela/Galliera, 1989-2009” un jeudi matin tranquille, il est possible que vous tombiez sur Martin Margiela lui-même. Le créateur de mode belge fréquente le palais Galliera depuis longtemps et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce perfectionniste – qui jusqu’aux derniers jours de montage peignait, taguait et coiffait les mannequins de l’exposition – vienne guetter les réactions du public face à cette première rétrospective en France.
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Serait-ce cet individu discret au regard fuyant ? Ce jeune homme à l’allure d’étudiant ? Ce professeur sérieux, carnet de notes à la main ? Aucune façon d’en avoir le cœur net : secret le mieux gardé de la mode, le styliste n’a jamais révélé son visage – ou presque, il existe une ou deux images qui circulent.
Déconstruire le processus créatif
Homme mythe, homme mystère, homme mirage, Martin Margiela gomme sa personne pour mieux faire briller ses créations, parmi les plus marquantes de l’histoire de la mode. Et pourtant, s’il joue à cache-cache depuis trente ans maintenant – il monte sa maison en 1988, aux côtés de sa collaboratrice Jenny Meirens – cette exposition à Galliera peut être lue comme sa première mise à nu.
La rétrospective est agréablement bavarde ; formé à l’Académie des beaux-arts d’Anvers, ancien assistant de Jean Paul Gaultier, à la tête de sa propre maison de 1988 à 2008, Margiela est dans chaque silhouette, chaque annotation, chaque anecdote racontée comme dans une confidence, chaque élément du décor – même cette bâche de chantier en plastique qui donne à la scénographie un air d’inachevé, prolongeant la volonté du designer de déconstruire tout processus créatif. Directeur artistique de l’exposition, le créateur belge était sur le front tous les jours, restant parfois jusqu’aux petites heures du matin pour régler un détail.
Les textes qui racontent les défilés les plus forts de ses vingt ans à la tête de sa maison, présentés de façon chronologique, sont le fruit de longues heures d’entretien, de souvenirs et de revues de presse. Le tout esquisse le portrait d’un homme amoureux du vêtement et de sa construction, curieux de pousser l’exploration artistique à son comble, fasciné par son époque, human after all.
“Garder sa part d’intimité a paradoxalement permis à Martin Margiela de plus se livrer”
“C’est fou qu’il faille un créateur sans visage pour trouver un peu d’humanité dans la mode, sourit Alexandre Samson, commissaire de l’exposition. De nos jours, les créateurs de mode sont verrouillés par leur maison, leur image, leur business. Garder sa part d’intimité a paradoxalement permis à Martin Margiela de plus se livrer.”
Ici, la star, c’est le vêtement
Toutefois, n’attendez pas de prise de parole à la première personne, de mise en scène hagiographique ou de détails intimes. Ici, la star, c’est le vêtement. Il s’expose sous toutes ses coutures : des blazers à la carrure étriquée de ses premières collections, fin des années 1980 (aux antipodes des épaulettes surdimensionnées de l’époque), aux silhouettes ultrasimples imprimées de photos en trompe l’œil, (créant l’illusion d’une ceinture ou d’une texture), en passant par sa collection dite oversize, construite sur une taille XXXXL (l’équivalent d’une taille 78 italienne).
Sous l’œil de Margiela, le quotidien devient objet du désir : un bouchon de champagne est transformé en pendentif, une paire de collants en une ceinture fine, une couette garnie de plumes d’oie est assemblée en un manteau – de tout premiers exemples d’upcycling. Fasciné par la construction du vêtement, qu’il réapprend lorsqu’il décide de suivre des cours de plissé, Martin Margiela décide finalement que les étapes d’assemblage sont bien plus pertinentes que le produit final : dans sa collection Stockman de 1997, les vêtements sont inachevés, coutures apparentes, ourlets défaits.
Au sein de l’expo, un lookbook de collection fait aussi office de mode d’emploi : ses assemblages sont si contre-intuitifs – une jupe enfilée horizontalement, un top porté dégrafé – qu’il est nécessaire d’expliquer chaque étape du stylisme. Au fil des collections, Margiela reprend et retravaille certains de ses vêtements, à contre-courant du besoin de nouveauté permanent imposé par le rythme des saisons. Chaque collection doit être expliquée, racontée, dans une volonté de storytelling unique à l’époque. Un prêt-à-penser riche, intello sans être cérébral, constamment en évolution.
Un concept simple pour un résultat maximal
Le créateur a ses obsessions. La botte Tabi, créée pour le premier défilé de 1988, bottine au doigt de pied séparé comme le sabot d’un animal mystique, est le fil conducteur de l’expo, réapparaissant régulièrement au fur et à mesure des collections, jusqu’à n’être réduite qu’à son essence : une semelle en cuir attachée aux pieds des mannequins par plusieurs tours de scotch.
La tabi sera un temps détrônée par le modèle surnommé After Party, un escarpin en cuir noir volontairement abîmé pour reproduire l’usure. Le défilé de 1997 a pour seule bande-son le bruit du carton posé au sol, perforé par les pas de chaque mannequin portant ces talons vertigineux.
Un concept simple pour un résultat maximal, formule récurrente dans l’esprit du créateur : “Chez Margiela, il est toujours question d’histoires spontanées, d’évidences”, reprend le commissaire d’exposition. En manque d’un fabricant de tricots ? Le designer se tourne vers sa propre mère, qui tricote le célèbre pull “punk” aux coutures lâches en quarante exemplaires.
“Martin ne fait rien par provocation, pour l’image : il ose, tout simplement”
“Il ne faut pas oublier qu’il n’avait pas beaucoup de moyens : faire un défilé à l’Armée du Salut ou sur un terrain vague n’était pas un geste de provocation, mais juste une façon d’organiser un défilé à bas prix.” Quand Margiela investit les locaux de l’Armée du Salut, il invite les bénévoles à faire une quête auprès de ses invités – on imagine les frémissements du premier rang. Quand il défile sur un terrain vague en 1989, les enfants présents ne sont pas là par défi : ils étaient juste déjà là en train de jouer, alors Margiela les invite à rester.
“Je suis allé à des défilés dans des clubs gays underground, dans des parkings désaffectés… Des défilés-chocs pour marquer les esprits, conclut Alexandre Samson. Mais la mode n’a plus cette même simplicité. Martin ne fait rien par provocation, pour l’image : il ose, tout simplement.”
On ajoute : sans attendre de post Instagram en retour. Le plus grand regret du créateur à propos de cette première rétrospective ? Que le palais Galliera n’ait pas accepté d’interdire les photos à l’intérieur de l’exposition.
Margiela/Galliera, 1989–2009 Jusqu’au 15 juillet, palais Galliera, Paris XVIe
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