Bien que réfugié en France, l’ancien directeur du conservatoire d’Alep Fawaz Baker continue de donner des cours à de jeunes Syriens vivant dans un camp à la frontière libanaise, au sein de l’école de musique Action for Hope. Un instrument entre les mains, ces enfants voient la vie et l’avenir autrement.
Fixé au portail, un écriteau résume en trois mots l’ambitieux projet : “Action for Hope”. Nous sommes à Bar Elias, à l’extrémité est de la plaine agricole de la Bekaa. Beyrouth est à une heure et demie de route, la frontière syrienne à quelques kilomètres. Une zone où “œuvrer pour l’espoir” n’a rien d’une vaine parole.
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Dans les pièces de la maison de parpaings blancs, des élèves se regroupent selon leur niveau, qui muni d’un oud, qui d’un buzuq, d’un accordéon, d’une darbouka. Derrière une porte, une nichée de petits débutants s’égosille en chœur sous la direction d’une professeure palestinienne en vareuse kaki.
Fawaz se montre intransigeant, mais pas terrorisant
Tandis que dans le grand salon meublé de quelques chaises, un groupe d’une dizaine d’étudiants confirmés, filles et garçons mélangés, se lance dans l’exécution d’une pièce instrumentale sous la conduite de Fawaz Baker, directeur musical de cet établissement pas comme les autres. Multipliant gestes théâtraux et mimiques éloquentes, Fawaz se montre intransigeant, mais pas terrorisant. L’espoir est une fleur si fragile.
La trentaine d’élèves réunie ici est composée en majorité de réfugiés syriens. Certains viennent d’Alep, d’autres de Raqqa, Quneitra ou Homs. Des noms qui depuis six ans criblent sans relâche les écrans de l’actualité. Ces enfants de la guerre civile syrienne en cours depuis 2011 ont entre 10 et 16 ans. Ils vivent avec leurs familles dans des camps. La plupart sous des tentes de fortune, comme celles que l’on rencontre en bord de route. Bâties à l’aide de bâches en plastique et de matériaux de récupération, s’y devinent promiscuité et inconfort.
“Au début, j’ai eu des enfants incapables de se concentrer, admet Fawaz. Mais la musique m’a rapidement permis de capter leur attention et les a détournés pour quelques heures de leurs problèmes. Surtout des rapports de force qu’ils subissent en permanence.”
Transmettre une part du riche héritage musical moyen-oriental
Action for Hope a beau être une école de musique unique en son genre, elle n’en conserve pas moins des critères d’excellence propres à n’importe quel conservatoire. Ne sont acceptés que les élèves qui réussissent un examen d’appréciation. De sorte que sur les six cents enfants auditionnés depuis août 2015, date de l’ouverture, seuls cent cinquante ont été admis à suivre un programme s’étalant sur cinq semestres et comprenant entre six et huit heures de cours hebdomadaires. Y sont enseignés le chant et les principaux instruments utilisés dans le répertoire arabe, l’objectif étant de transmettre à ces jeunes pratiquants une part du riche héritage musical moyen-oriental. Mais pas que…
A l’origine du projet, il y a l’Egyptienne Basma El Husseiny, activiste culturelle au long cours, qui s’est fixé pour mission d’ajouter la création artistique au nombre des outils pour réparer les dégâts de la guerre et surmonter ses conséquences – exode, pauvreté, traumas psychologiques.
C’est elle qui depuis cinq ans lutte pour financer les deux écoles battant pavillon Action for Hope – la seconde se trouve à Amman, en Jordanie – au sein desquelles une vingtaine de professeurs enseignent actuellement. L’Unesco, la Fondation Aga Khan, l’Institut Goethe, la Fondation Ford ont compté, ou comptent, parmi les donateurs. Deux autres fondations à but culturel, Doen et Kulturstiftelsen, l’une néerlandaise, l’autre suédoise, participent également à l’effort budgétaire.
“Il semblerait qu’à part la haine d’Israël rien ne soit digne d’être enseigné à Chatila”
“La prise en charge d’un enfant revient à environ 4 000 euros par an, détaille Basma. Le plus coûteux étant le transport.” Surtout depuis que l’école située dans le camp de Chatila, près de Beyrouth, a dû fermer ses portes. “Le bruit reste la principale raison de notre renoncement, explique Fawaz. Mais une certaine intransigeance parasitait aussi notre action. Il semblerait qu’à part la haine d’Israël rien ne soit digne d’être enseigné à Chatila.” Depuis, les petits musiciens de Chatila doivent prendre un bus deux ou trois fois par semaine pour venir suivre leurs cours à Bar Elias.
Un ange d’émotion traverse la salle de classe
Le cours d’aujourd’hui s’achève sur l’interprétation de Samaï Bayati, pièce chère au cœur de Fawaz pour son caractère à la fois ancien et très moderne. Chacun des solistes exécute sa partition sans accroc avant que la voix des chanteurs ne libère de ravissants mélismes. Un ange d’émotion traverse la salle de classe. A l’écoute, debout derrière ses élèves, Fawaz change soudain de visage. Le masque de sévérité du professeur tombe, révélant la mine satisfaite du mélomane.
“C’est vrai, en les écoutant, j’ai eu le déclic, nous dit-il le lendemain. Je commence à y croire. Je commence à croire qu’ils pourront en faire quelque chose. Surtout les filles. Les garçons auront toujours la possibilité de monnayer leurs talents dans des mariages. Mais une fille qui s’est voilée à l’âge de 13 ans et qui joue de la musique, quel avenir ? Avant, je me disais qu’au moins elles pourraient être de meilleures mères, qu’elles seraient en mesure de refuser un mariage forcé pour leurs filles. Aujourd’hui, je me dis qu’elles peuvent réussir quelque chose de plus ambitieux. Que l’espoir ne s’arrête pas à la grille de l’école.” Aujourd’hui, Fawaz se dit qu’il est peut-être en train de réussir là où il a échoué au conservatoire d’Alep, dont il fut le directeur avant la guerre…
“J’ai commencé la musique dès l’âge de 9 ans. Paradoxalement, c’est la souffrance d’avoir été sous la coupe de mauvais professeurs pendant mon enfance qui m’a donné le goût d’enseigner.” Une vocation venue sur le tard. Fils d’un gynécologue d’Alep, il se détourne de la médecine et renonce à diriger l’hôpital de son père pour incompatibilité. “Au fond, j’aurais bien aimé. Mais je tombe dans les pommes à la vue de la moindre goutte de sang”, plaide-t-il.
“Je suis devenu très riche mais la quarantaine venue, j’en ai eu marre”
Par défi, il se lance dans des études d’architecture entre la Syrie et la France. Sort diplômé de l’Ecole nationale supérieure de Versailles. Monte un cabinet qu’il dirige pendant vingt ans. En tant que maître d’œuvre, Fawaz a conçu une bonne centaine d’édifices, dont l’hôtel Sheraton d’Alep, qui aux dernières nouvelles tient toujours debout.
“Je suis devenu très riche mais la quarantaine venue, j’en ai eu marre. J’ai fermé mon bureau en trois mois. Entre-temps, j’avais repris la musique, investi dans des projets, produit le disque d’un groupe, Dopamine, qui adaptait des airs de jazz aux instruments orientaux. C’est vers cette époque, à la fin des années 2000, que l’on m’a proposé le poste de directeur du conservatoire.”
Avec Fawaz, le pont entre architecture et musique est vite franchi. “Une bonne architecture donne à la lumière la place nécessaire pour se balader. Une bonne musique donne au silence l’espace nécessaire pour s’installer.” Lui qui osait l’usage du béton, du verre et de l’aluminium pour des constructions de style oriental tente d’imposer d’autres matériaux au sein de l’institution alépine.
“Je suis allé jusqu’à inviter un groupe de rap dans l’enceinte du conservatoire”
“J’ai voulu bousculer les certitudes, montrer aux adeptes de l’orthodoxie qu’ils n’avaient pas le monopole de la création. Je suis allé jusqu’à inviter un groupe de rap dans l’enceinte du conservatoire. J’ai toujours pensé qu’une culture qui s’enferme finit par moisir. Mes idées ne sont pas passées. J’ai abandonné au bout d’un an et demi. Et puis la guerre est arrivée…” Possesseur d’une grande propriété où avait été aménagés une salle de concert et un studio d’enregistrement, il se retrouve à Paris en tant que réfugié avec 300 euros en poche.
“Je veux faire un disque qui émerveille”
Depuis son arrivée en France, Fawaz se consacre à ce qu’il sait faire de mieux : construire, bâtir, créer. Des projets avec Erik Marchand et des sonneurs bretons, un partenariat avec le Quartz de Brest, un concert à la Philharmonie avec l’Orchestre de chambre de Paris : son carnet de commandes est déjà bien plein.
Reste que l’idée qui lui tient le plus à cœur est un disque avec les élèves de Bar Elias. “Je veux faire un disque qui émerveille, clame-t-il. Pas qui sollicite la pitié. Pour l’instant, j’ai cinq élèves qui sont fin prêts. Dix le seront prochainement. Cela va nécessiter du travail mais je suis sûr du résultat.”
Hassan Al Jaber, 14 ans, chanteur et oudiste, a déjà une petite notoriété de star que le professeur, par souci de cohésion de groupe, tente de freiner. Hassan est le plus jeune fils d’une famille de six enfants originaire de Quneitra, dans le Golan. Son père, en phrases courtes, nous raconte sa vie d’avant, et celle d’aujourd’hui. C’est-à-dire tout ce qu’il a perdu avec la guerre, sa maison, son entreprise de carrelage… Et tout ce qui compose son nouveau quotidien, une tente dans le camp et les 27 dollars alloués par les Nations unies.
Aussi, que son fils avec sa voix d’or puisse revenir d’un mariage avec 50 dollars en poche est une aubaine. Sachant que lui en est réduit à ramasser des déchets en plastique pour les vendre au kilo, et que ses enfants n’ont pas de boulot.
“Parfois j’ai affaire à des ânes. Des pères qui battent leurs filles, qui cassent leurs instruments”
“Au moins, avec ces parents-là, ça se passe plutôt bien, souligne Fawaz. Ils comprennent. Parfois j’ai affaire à des ânes. Des pères qui battent leurs filles, qui cassent leurs instruments. La seule raison pour laquelle ils les envoient à l’école, c’est qu’on leur donne à chaque cours 2 euros de dédommagement. Parfois, j’ai même l’impression qu’ils m’envoient leurs enfants comme ils les enverraient à un pervers sexuel !”
Il y a le triste cas de la petite H, la seule qui ne nous sourira pas de tous les élèves rencontrés ce jour-là. “Son frère a quitté l’école et elle, par obligation familiale, doit le suivre. Alors qu’elle veut continuer et qu’elle est douée.”
Des pétitions appellent à les chasser du Liban
L’espoir est une denrée décidément bien précaire dans la plaine de la Bekaa, où se concentre une grande partie du million et demi de réfugiés syriens. En juillet dernier, des combattants du Hezbollah sont venus en découdre avec des terroristes dans le village d’Arsal, proche de la frontière, non loin de Bar Elias. Premières victimes collatérales, nombre de réfugiés ont vu leurs tentes détruites.
Il faut aussi compter avec la rhétorique gouvernementale hostile à leur égard, les maires de localités environnantes qui veulent fermer leurs commerces et les pétitions appelant à les chasser du Liban qui recueillent des milliers de signatures. Dans ce chaos, Fawaz et l’école Action for Hope s’efforcent de “réinstaller un certain silence. Pas un silence de mort. Non, celui qui est comme la page blanche sur laquelle naît la musique”.
Concert Fawaz Baker, le 6 décembre à 12 h 30 à Brest, dans le cadre du Festival NoBorder
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