Marwan Mohammed est originaire du quartier des Hautes-Noues de Villiers-sur-Marne. Ce sociologue travaille depuis des années sur la déviance des jeunes de sa cité.
Avez-vous des solutions pour réduire les violences entre quartiers ?
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Les rivalités entre bandes ont des ressorts socio-économiques, spatiaux, scolaires et identitaires. Comment faire pour agir, dans le contexte actuel, sur ces différents leviers ? Les acteurs sociaux et les familles tentent d’y remédier mais leur marge de manoeuvre est très réduite. Il existe par ailleurs une sorte de diplomatie de coulisse entre cités. Je pense que si deux quartiers s’entendent, c’est qu’il existe des alliances économiques (du « bizness ») ou familiales et, plus rarement, des passerelles élaborées par des militants associatifs. Ces dernières s’avèrent bien utiles pour tempérer, réguler ou stopper une spirale de violence, mais elles ne régleront pas le problème de fond. Pour des raisons morales, on ne peut pas encourager la régulation par les « cadres » de la délinquance locale mais dans les faits, elle est terriblement efficace.
Au fil des années, vous parlez d’un allègement progressif de la « valise » de l’éducateur. Qu’est-ce qui a disparu ?
En matière de lutte contre le phénomène des bandes, le travail de l’éducation spécialisée repose historiquement sur l’emploi. Car à partir de l’emploi, on débloque le reste. Or cet outil s’est raréfié. Notre société fonctionne toujours sur l’intégration professionnelle mais le chômage est massif, notamment chez les jeunes et les non-diplômés. Tout le monde – familles, travailleurs sociaux, police, justice, etc. – est soumis à cette contrainte structurelle.
Ces populations ne sont pas les plus revendicatrices, elles ne semblent pas peser en terme électoral.
Exact, d’autant que ces jeunes, quand ils réclament quelque chose, ne pensent pas à un autre modèle social mais à trouver du boulot. Cela manifeste une aliénation forte au modèle existant, au marché, à la consommation. La volonté qui s’exprime, c’est d’avoir une part du gâteau, de pouvoir jouer le jeu comme tout le monde, et non pas de changer les règles du jeu.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans votre enquête sur les membres des bandes ?
Ma grande peur, ma grande angoisse, c’était qu’une perquisition suive de peu un entretien. Même si je donne le nom du territoire, j’ai changé tous les prénoms. Pour les cas les plus sensibles, j’ai été encore plus prudent. J’ai rencontré tout le monde individuellement et discrètement. Rares sont ceux qui ont dit : « J’ai été en entretien. » C’était encore plus complexe avec les filles, il fallait parfois justifier de s’isoler avec certaines d’entre elles. D’ailleurs, quelques-unes m’ont dit : « OK, mais on se voit sur Paris. »
Et quand vous assistez à des vols, à des agressions ou à des coups de pression ?
Ce n’est pas facile d’analyser des moments comme ceux-là, qui nous heurtent et sur lesquels on est parfois amené à intervenir. Ça pose de vraies questions quand on assiste à une agression : la loi impose de la dénoncer. Si les journalistes ont quelques garanties sur la protection de leurs sources, qu’en est-il des chercheurs en sciences sociales, qui manient des informations ayant une valeur pénale ? On ne travaille pas tous sur des bases de données ou des archives.
Votre terrain aurait-il été accessible à un profane, quelqu’un d’extérieur au quartier ?
Il existe déjà beaucoup d’études sur les quartiers populaires, certaines excellentes, qui ne sont pas l’oeuvre de chercheurs « du cru ». J’aurais d’ailleurs parfois apprécié venir de l’extérieur. Le principal inconvénient quand on fait partie du « village », c’est qu’on est susceptible de diffuser des rumeurs. Certains parents m’ont dit : « Je te connais trop pour t’en parler. » Mais pour certaines familles et surtout du côté des jeunes, c’était un atout de venir de la cité. On économise le temps de la légitimation, de l’implantation et de la connaissance des acteurs, des codes, de l’histoire locale et de l’histoire des familles. Tout cela nous forge une capacité à « sentir les choses », une intuition forte, mais qui ne doit pas devenir la source des analyses.
Votre travail peut-il, en partie, éclairer les récentes émeutes au Royaume-Uni ?
Je ne suis pas sûr qu’on ne trouvait que des bandes dans les rues de Tottenham. J’ai refusé la plupart des sollicitations des journalistes sur les émeutes récentes de Grande-Bretagne. Je ne connais pas suffisamment la situation britannique et j’ai estimé que je n’avais pas assez d’informations. On ne peut penser les émeutes d’une telle ampleur sans articuler les causes locales et nationales, sans prendre le temps. Les premières analyses documentées et développées paraîtront sans doute dans quelques mois, même si j’ai pu lire des choses intéressantes ici et là. J’ai juste noté qu’au moment des émeutes de 2005 les Anglais avaient raillé le modèle républicain des Français. Aujourd’hui, les Français font de même avec le multiculturalisme britannique. Cela montre bien les limites des jugements hâtifs.
Propos recueillis par Geoffrey Le Guilcher
Marwan Mohammed est sociologue, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), auteur d’une thèse sur les jeunes en bandes et leur environnement. Son essai La Formation des bandes – Entre la famille, l’école et la rue (PUF, 536 pages, 29 euros) paraîtra le 14 septembre.
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