Une enquête explosive de Mediapart détaille les manquements des services de renseignement français dans le suivi d’Adel Kermiche, le terroriste à l’origine de l’assassinat du père Jacques Hamel. Les préparatifs de l’attentat auraient été connus mais les informations mal transmises entre services. Des ratés que la hiérarchie aurait étouffés pour se dédouaner.
Pour le journaliste Matthieu Suc, on peut désormais parler de “raté” pour qualifier le travail de la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) à l’été 2016. Pendant six mois, il a enquêté sur la DRPP et le travail de ses agents. Son travail aboutit à la conclusion suivante : l’assassinat du père Jacques Hamel pendant le service religieux aurait pu être évité si la liaison entre la DRPP et la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) avait été fonctionnelle.
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En juillet 2016, Adel Kermiche est déjà une “figure connue de l’islamisme radical en région rouennaise”. Il a tenté de partir pour la Syrie à deux reprises, en mars et mai 2015. Interpellé en Allemagne puis en Turquie, il est incarcéré pendant dix mois à Fleury-Mérogis. En mars 2016, il est remis en liberté, à condition de porter un bracelet électronique. Concrètement, cela le freine dans ses déplacements mais lui laisse libre cours pour communiquer ses projets d’attentats à ses followers sur la messagerie cryptée Telegram.
Tandis qu’il poste des messages explicites comme “les gens qui sont en France, je vous conseille de taper”, décrivant les églises comme de bonnes cibles pour réaliser des attaques terroristes, Adel Kermiche est surveillé par un brigadier du dénommé “groupe informatique” des services des renseignements. Pourtant, le 26 juillet 2016, il rentre dans l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray avec son complice Abdel-Malik Petitjean et poignarde le père Hamel à la gorge et au thorax, avant de s’attaquer à un paroissien, qu’il blesse gravement.
“Goulet d’étranglement” administratif
Si la police était sur le coup, pourquoi l’information n’a-t-elle pas été révélée à temps ? Parce que le cas d’Adel Kermiche, vivant en région rouennaise, est du ressort d’un autre service de renseignement : la DGSI, qui a une compétence nationale. La DRPP, elle, ne peut agir que dans des cas qui concernent Paris et la petite couronne. Le brigadier observant Kermiche a fait ce qu’il pouvait : remplir une fiche et une “note blanche” qu’il a adressées à la DGSI.
Mais pas moins de quatre échelons hiérarchiques devaient lire la “note blanche” avant qu’elle puisse être transmise. D’après un policier interrogé par Matthieu Suc, dans ces cas-là, “l’information reste coincée. Parce que ce qu’on écrit est classé secret défense, il y a trop de contrôle, trop de lecture, trop de chefs qui souhaitent corriger les notes”. Finalement, la “note blanche” n’est pas parvenue à la DGSI.
Une erreur similaire aurait été commise à propos du complice d’Adel Kermiche, Abdel-Malik Petitjean. Quelques jours plus tôt, Petitjean avait envoyé une vidéo au service de propagande du groupe Etat islamique. Visage découvert, il y menaçait la France de nouvelles attaques terroristes. Les services secrets américains avaient fait parvenir ce document aux services de police français. Le 22 juillet, la vidéo avait été diffusée en interne, à l’échelle nationale. Mais l’officier de renseignement de la DGSI chargé de son suivi local étant en vacances, il n’avait pu ni identifier ni localiser Abdel-Malik Petitjean. Qui peut imaginer ce qui aurait eu lieu si les deux suspects avaient été appréhendés au bon moment ?
La hiérarchie aurait postdaté la fiche de renseignements
Pour Matthieu Suc, un cap supplémentaire a été franchi : la DRPP aurait organisé une véritable “falsification”. La hiérarchie aurait sommé le brigadier surveillant Adel Kermiche d’écraser son fichier de renseignement et de le réécrire en modifiant la date, comme si les informations sur le jihadiste avaient été découvertes après le drame. Le but : ne pas révéler les déficiences du service. Pour preuve, le journaliste explique que la date originelle du document est restée dans les “propriétés” du fichier.
L’affaire est de taille. Matthieu Suc rappelle que des bavures similaires ont eu lieu lors des attentats de janvier 2015 et du 13 novembre. En conclusion, il assène : “Les plus sanglants, les plus retentissants attentats survenus dans l’Hexagone depuis trois ans ont tous suscité une tentative de la part de différents corps de l’Etat ou d’une collectivité territoriale de se soustraire à leur propre responsabilité. Tous ont essayé de réécrire l’histoire, allant pour cela, dans certains cas, jusqu’aux frontières de l’illégalité.”
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