[Le monde qu’on veut #13] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, la militante Assa Traoré rêve d’un monde sans violences policières et sans inégalités.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
>> Episode 9 : Marie Toussaint : “Ce qu’il faut accomplir ressemble à une révolution”
>> Episode 10 : Dominique Méda : “Il nous faut adopter des modes de pensée radicalement nouveaux”
>> Episode 11 : Jean-Christophe Meurisse : “La France a assouvi un désir de passion policière…”
>> Episode 12 : Monique Pinçon-Charlot : “La désobéissance civile doit désormais être systématisée”
Elle est l’un des visages de la lutte contre les violences policières. Depuis la mort de son frère en 2016, le “combat pour la vérité” occupe son quotidien. La militante Assa Traoré et autrice de Le Combat Adama (Ed. Stock) invite à s’intéresser aux inégalités davantage creusées par le confinement, et à interroger les pouvoirs accrus des policiers qui “ont profité de cette période pour légitimer cette violence qui n’est pas légitime, et qui ne l’a jamais été”.
On sort de 55 jours de confinement, et vous avez été atteinte du Covid-19, comment avez-vous vécu cette épreuve ?
Assa Traoré – Ça faisait longtemps, depuis le décès de mon frère en 2016, que je n’avais pas eu de temps de pause. Mon corps s’est reposé. J’ai trois enfants, donc cela m’a quand même demandé énormément de temps, mais c’était bien, c’était une façon aussi de travailler avec les enfants. On avait notre rythme, et on en a profité pour faire plein d’activités ensemble.
Et puis j’ai attrapé le Covid-19 pendant les vacances scolaires. Le virus m’a frappé de plein fouet et m’a mis dans un état très second. C’est comme si mon corps relâchait tout d’un coup. J’ai eu beaucoup de fièvre, des courbatures, des maux de tête, et puis très vite j’ai eu des problèmes respiratoires. Je suis restée enfermée pendant 15 jours, dans ma chambre, à dormir et à regarder des documentaires. J’ai été suivie par un Centre Covid-19, où je me rendais tous les deux jours, et les médecins m’appelaient régulièrement. Mais les crises ont empiré, les pompiers ont dû venir. Mais pendant le confinement, le combat ne s’est pas du tout arrêté, on est restés actifs. Le comité a continué à faire le travail, on a fait des lives aussi pendant les violences policières.
Comment appréhendez-vous cette période de déconfinement ?
Il s’est passé quelque chose dans la vie de tous les Français·es, comme si on avait appuyé sur la touche pause, et tout le monde a pris conscience de ce qu’il se passait autour de nous. Ce confinement a mis en lumière beaucoup de choses, les inégalités sociales (logement, scolaires…), les violences policières… Ces fractures ont toujours été là, elles ne sont pas arrivées pendant le confinement, mais elles ont été encore plus visibles. Et tout le monde a pris le temps d’observer ce qui se passait. Quand le gouvernement a demandé de respecter le protocole sanitaire, la population n’avait pas d’autres choix que de rester confinée, mais cette injonction a fait fi de toutes les inégalités existantes dans la société française. Comme si elles avaient été mises sous le tapis le temps du confinement.
Dans les médias, les personnes issues des quartiers populaires qui ne respectaient pas le confinement ont largement été pointées du doigt, mais quid de ces Français·es quittant les grandes villes en direction de leur maison de vacances ?
Les policiers ont profité de cette période pour légitimer cette violence qui n’est pas légitime, et qui ne l’a jamais été, en utilisant cette attestation de sortie comme prétexte… En France, le passeport a été créé pour les esclaves noirs. Et s’il avait le malheur de sortir sans ce « billet de circulation », il pouvait être abattu. Mon frère, Adama, est mort parce qu’il n’avait pas sa pièce d’identité. Une partie de la population a subi des contrôles abusifs parce qu’elle n’avait pas cette fameuse attestation, mais jamais les inégalités sociales n’ont été prises en compte ici. Le doigt est toujours pointé que dans un seul sens. Mais il est urgent, désormais, de donner la parole à ces personnes des quartiers populaires pour comprendre comment elles vivent. Les logements sont surpeuplés, les ruptures familiales sont criantes. Les inégalités scolaires déjà présentes se sont creusées dans certaines communes. Si l’on veut mettre un terme aux discriminations, il faut déjà assurer l’égalité dans l’éducation scolaire pour tou·tes.
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Vous avez manifesté lundi 16 mai en Seine-Saint-Denis contre les violences policières, notamment près de là où des policiers ont tenu des propos racistes envers un homme fin avril. Redoutez-vous que les pouvoirs accrus des policiers restent ?
Plus on avance, et plus ils ont de pouvoir et plus ils sont violents. On pourrait se dire qu’ils vont reculer, mais je pense, au contraire, qu’ils vont en sortir renforcés. Nous sommes dans une situation anti-démocratique où la police prend une place énorme en France, et l’Etat n’arrive pas à la canaliser, à dire stop. Aujourd’hui la police à plein pouvoir, agit en toute impunité. Et c’est vrai que l’après confinement va être difficile car il se lit avec ce qui s’est passé pendant le confinement. L’Etat n’a pas pris conscience de tout ce qu’il s’est passé récemment. Quand on voit la différence de traitement qu’il y a eu entre les quartiers populaires et les centres-villes, ce n’est pas normal… Ce qui m’effraie c’est que ces pouvoirs sont complètement assumés.
Selon un rapport de l’Observatoire régional de santé d’Ile-de-France, la surmortalité liée au Covid-19 en Seine-Saint-Denis s’explique par le mal-logement et la surreprésentation d’habitants qui sont allés travailler. Avez-vous le sentiment qu’une partie de la population a été sacrifiée ?
Bien sûr, il faut toujours revenir à la situation avant le confinement. Pour certaines villes, cette période a été une double peine. Dans le 93, le problème c’est que les gens sont aussi très mal soignés, ils sont très malades. L’inégalité à ce niveau-là existait déjà bien avant, et aujourd’hui ce qui va être encore plus dur c’est que les médecins généralistes de Seine-Saint-Denis ont été très touchés. Le travail de prévention n’a pas été assez fait dans ce département.
Et puis ces habitant·es sont celles et ceux qui ont été obligés de sortir travailler, on ne les a pas protégé·es. Ils et elles ont été sacrifié·es. C’est seulement à la fin du confinement que l’on a commencé à s’intéresser réellement à elles et eux. La surmortalité a énormément augmenté là-bas et c’est en effet un gros problème qu’il faut aujourd’hui prendre à bras-le-corps.
Les métiers du care (aide-soignante, infirmière, femme de ménage…) – souvent dits « féminins » – jusqu’ici invisbilisés ont été au-devant de la scène pendant l’épidémie. Qu’espérez-vous pour ces métiers-là ?
Il y a un peu plus de deux ans, j’avais été soutenir les femmes de ménage de l’entreprise Onet, Gare du Nord. On avait alors assisté à un bel élan de solidarité, mais il n’était sans doute pas assez fort. Il est urgent que la situation change, et que les conditions de travail, précaires et difficiles de ces femmes, soient réévaluées. Ce sont dans ces corps de métier-là que beaucoup de femmes développent énormément de maladies à l’approche de la retraite. Certaines ne vont même pas aller jusque-là. Il faut impérativement que le gouvernement revalorise leur salaire.
Ces femmes représentent à elles seules le plus grand travail effectué pendant ce confinement pour sauver des vies au quotidien, comment se fait-il qu’elles n’aient toujours pas perçu de primes ? Il faut les applaudir, elles ont été – et le sont encore – nos héroïnes de cette crise sanitaire. Nous devons aussi tou·tes leur donner de la force au quotidien, et leur dire merci.
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
La considération de l’autre s’est développée. On fait aujourd’hui beaucoup plus attention à son voisin, je pense que l’on est davantage dans l’entraide. Dans les quartiers, la solidarité déjà grande avant, a été médiatisée et l’on a pu voir des moments de vie merveilleux.
Cette pause dans la vie de tout le monde va faire, je pense, que la consommation ne sera plus la même. Je crois vraiment que l’on a assisté à une division des grandes chaînes commerciales entre celles qui ont soutenu leurs salarié·es et les autres. Je ne consommerai personnellement plus de la même manière, c’est terminé.
Je pense aussi que tout le monde a vu comment l’Etat agissait, beaucoup de monde a ouvert les yeux sur un Etat défaillant, problématique, qui n’a pas su protéger sa population à travers ses protocoles sanitaires et sécuritaires imprécis. Un deuxième souffle peut alors s’ouvrir : nous avons besoin de changement.
Les agents hospitaliers qui manifestent depuis le quinquennat de François Hollande sont enfin regardés. L’opinion publique est désormais beaucoup plus alerte sur leur situation dramatique et prête à les soutenir. Leur sort, je le crois et l’espère, va désormais changer.
Quel monde voudriez-vous voir apparaître demain ?
Si je devais me laisser rêver, je voudrais que l’on arrête de vivre dans le monde dans lequel on vit aujourd’hui. En ce qui me concerne, j’aimerais que dans le monde de demain il y ait enfin justice pour mes frères : que les gendarmes soient mis en examen et condamnés. Que les forces de l’ordre ne soient plus armées, qu’elles deviennent les gardes de nos sociétés en dialoguant avec la population. Les conclusions de l’expertise médicale sur l’origine de la mort d’Adama devaient être révélées le 4 mai mais elle a été reportée à cause du confinement. Le procès de mon frère Bagui a été aussi reporté au mois de novembre. C’est un coup dur, tout reste en suspend pour l’instant. C’est dur mais le combat Adama continue.
Dans le monde demain, je rêverai que la solidarité se renforce davantage, qu’elle soit naturelle pour tou·tes, et qu’il n’y ait plus de pauvreté, d’inégalités. Que chacun puisse faire le métier dont il rêve.
Aujourd’hui, on peut avoir peur dans tous les sens du terme : des violences, de la police, de perdre son travail, de ne pas arriver à manger. J’espère que l’on pourra un jour vivre en paix et en sécurité, et cela peu importe qui l’on est, ce que l’on mange, qui l’on prie, ou qui l’on aime.
Dans le monde que je veux, l’éducation climatique devra se faire partout, et pas seulement dans une branche aisée de la population. L’urgence climatique concerne tout le monde, toutes les branches de la population ont leur rôle à jouer.
Propos recueillis par Fanny Marlier
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