Issue heureuse d’une énième audience ce 22 juin : l’interdiction de quitter le territoire est levée pour l’écrivaine turque. Elle n’en reste pas moins accusée de terrorisme et en sursis jusqu’au 31 octobre, date de sa prochaine convocation au tribunal.
Le verdict est tombé en fin de matinée, plus clément que prévu: Aslı Erdoğan retrouve sa liberté de circulation. Une excellente nouvelle pour l’auteure turque la plus lue au monde. « C’est inattendu, inespéré », se réjouit Valérie Manteau, jointe par téléphone. Soutien de l’écrivaine, cette ex journaliste de Charlie Hebdo (auteure du très remarqué Calme et Tranquille, sur cette journée tragique du 7 janvier 2015) sort tout juste de la quatrième audience de l’écrivaine, qui avait lieu ce matin au palais de justice d’Istanbul. Erdoğan ne repart donc pas en prison, comme elle le craignait. Elle pourrait même récupérer son passeport, qui lui avait été confisqué après son arrestation l’année dernière.
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Elle a pu assister à son propre procès
L’auteure n’est pas acquittée pour autant, une autre convocation étant fixée pour le 31 octobre. Manteau nous livre le récit d’une audience aussi absurde et kafkaïenne que celle qu’on avait vécue fin décembre (voir ici) : « Ça a commencé très en retard. En attendant, Asli fumait clope sur clope, comme elle le fait depuis son arrestation. On l’a appelée pour la prévenir que l’audience commençait, mais le temps qu’on arrive la salle était remplie à craquer. ‘C’est complet’ nous a indiqué un flic qui n’a pas voulu nous laisser entrer ! Il a quand même fait une exception pour qu’Asli assiste à son propre procès, après hésitation… ».
Son crime ? Avoir collaboré à un journal
On avait croisée Erdogan (dont le patronyme, courant en Turquie, n’a pas de lien avec le président du pays) le mois dernier, à Istanbul, lors de l’inauguration de l’exposition de photos Yeralti / Istanbul Underground organisée par L’Institut français. Elle avait les traits tirés et les yeux cernés – stigmates des 136 jours passés l’année dernière en prison. Symbole d’une nouvelle génération, celle d’après Orhan Pamuk, l’écrivaine était selon ses proches devenue l’ombre d’elle-même. Traumatisée par sa détention et ce procès insensé, où le parquet avait d’abord réclamé la détention à vie pour “propagande en faveur d’une organisation terroriste”, “appartenance à une organisation terroriste ». Son crime ? Avoir collaboré au journal Özgür Gündem, quotidien soutenant notamment les revendications kurdes. Aucune preuve tangible de sa participation active à un groupe terroriste n’a pourtant pu, jusqu’ici, être mis en avant par le parquet. Les textes d’Erdogan sont le plus souvent de nature poétique, mêlant littérature, politique et vécu personnel. Dans son dernier recueil Le silence même n’est plus à toi, publié par Actes Sud cette année, elle dénonçait les crimes commis par l’armée turque dans la partie kurde du pays. “C’est cela qui fait peur au pouvoir », explique Can, juriste spécialiste des droits de l’homme en Turquie.
Ne plus fermer les yeux
Symptôme d’un Etat toujours plus liberticide, l’arrestation d’Aslı Erdoğan avait provoqué une vague d’indignation en Turquie et dans le monde, relayée par de nombreux artistes, intellectuels et écrivains. Plusieurs pétitions avaient été lancées après son arrestation, l’une d’elles recueillant plus de 40 000 signatures tandis que des actions de solidarité (lectures de ses textes, etc.) se déroulaient dans les librairies, médiathèques de plusieurs pays d’Europe. Erdoğan elle-même avait écrit une lettre sous forme de manifeste politique depuis la prison des femmes d’Istanbul en décembre 2016 : « De nombreux signes indiquent que les démocraties libérales européennes ne peuvent plus se sentir en sécurité alors que l’incendie se propage à proximité. La “crise démocratique” turque, qui a été pendant longtemps sous-estimée ou ignorée, pour des raisons pragmatiques, ce risque grandissant de dictature islamiste et militaire, aura de sérieuses conséquences. Personne ne peut se donner le luxe d’ignorer la situation, et surtout pas nous, journalistes, écrivains, universitaires, nous qui devons notre existence même à la liberté de pensée et d’expression. »
Une stratégie de l’effroi
Comment interpréter l’autorisation donnée à Asli Erdogan de quitter le territoire ? Yavuz, politologue, parle d’une « stratégie de la dissuasion » très pratiquée dans les années quatre-vingt en Turquie et remise aujourd’hui à l’ordre du jour : l’Etat emprisonne d’abord les dissidents, opposants ou intellectuels pour les effrayer puis il les libère et leur permet de quitter le territoire, afin qu’ils restent en exil et ne soient plus écoutés dans leur pays d’origine. C’est ce qui inquiète son agent en France, Pierre Astier : « la laissent-ils partir pour ne plus lui permettre de revenir ? ». On pense à Can Dündar, le journaliste exilé en Allemagne, et tant d’autres. L’écrivaine pourrait se rendre en Europe, où elle doit recevoir le 25 juin le prix des 20 ans de la Villa Yourcenar (Résidence européenne d’écrivains) au Mont Noir (Saint-Jean Cappels) puis le prestigieux Prix Erich Maria Remarque (Ville d’Osnabrück), le 22 septembre en Allemagne, qu’elle évoqua comme un argument dans sa plaidoirie aujourd’hui, demandant à pouvoir y assister.
Il y a pourtant peu de chance qu’elle puisse récupérer ce nouveau passeport bientôt. Traductrice et collègue d’Erdogan, jugée pour les même raisons, Necmiye Alpay est aujourd’hui dans la même situation que son ex-compagne de cellule. « Elle estime que ça pourrait prendre des mois », rappelle Manteau. Parmi les autres accusés liés à « l’affaire Özgür Gündem », l’avocate Eren Kerskin reste interdite de quitter le territoire. On en sait peu sur le rédacteur en chef et le directeur de publication du journal. Ils seraient a priori toujours en prison, comme 160 membres des médias ou intellectuels moins médiatisés, derrière les barreaux en Turquie depuis la tentative avortée de coup d’Etat d’il y a un an et la purge violence qui s’ensuivit. Plus de 3000 journalistes ont été licenciés. Dans le classement 2017 de Reporters sans frontières, le pays est tombé au 155eme rang (sur 180) en terme de liberté de la presse.
Yann Perreau
PS : les prénoms des spécialistes turcs cités ont été modifiés.
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