Depuis vingt-huit ans, l’une des plus célèbres émissions françaises passe au travers des polémiques. Pourtant dans une quête à l’audimat, “Fort Boyard” fait preuve d’un sexisme assumé.
Depuis vingt-huit ans, l’émission occupe les samedis soirs estivaux en famille. Vingt-huit ans d’épreuves extrêmes, de frissons et de bonnes causes dans le célèbre fort Boyard, au large de l’île d’Oléron. Vingt-huit ans irréprochables ? Pas vraiment. Plusieurs points noirs assombrissent aujourd’hui le repaire du père Fourras. Entre dérapages et sensationnalisme à outrance, grivoiseries et sexisme quasi assumé.
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Une épreuve en camisole
Le 24 juin, la première émission de la nouvelle saison du Fort est diffusée. Au programme, une nouvelle épreuve intitulée « la cellule capitonnée ». On y voit un candidat entravé dans une camisole de force se débattre pour saisir avec sa bouche des boules qu’il doit placer dans un orifice pour débloquer la clef. La cellule, couverte d’inscriptions telles que « Help » ou « No future », tourne sur elle-même ajoutant à l’effet de démence. N’omettant aucun détail, des cris déchirants accompagnent l’épreuve.
La fiction et la bonne cause
Alertée sur la question lors d’un colloque sur le handicap à France Télévision, la production enlève les cris et les références trop directes à la psychiatrie. Cela ne suffit pas. Une pétition en ligne est lancée pour exiger le retrait de l’épreuve. Point d’orgue, une tribune dans Le Monde signée par des associations de patients et des professionnels de santé : « Pourquoi conforter auprès du grand public des fantasmes de ‘fou ridicule’ ? »
Réponse des producteurs : “Les épreuves sont inspirées par des imaginaires forts de la fiction.” Ces derniers réfutent la volonté de choquer rappelant avoir « enlevé toutes les références au milieu psychiatrique et à la folie de manière globale ». Mais surtout, Fort Boyard est « très impliqué dans le milieu associatif et pour la défense du handicap ». Cela justifierait donc tout ?
De fait, depuis ses presque trente ans d’existence, l’émission a récolté près de quatre millions d’euros pour différentes associations et jouit d’une longévité et d’une popularité inégalées dans le PAF. Elle s’exporte à l’étranger comme peu d’autres et brasse des millions d’euros chaque année.
Depuis sa création, Fort Boyard est toujours passé au travers de polémiques qui auraient pu le faire sombrer. Il y a eu des voix qui se sont élevées sur le traitement de ses nains muets, les célèbres « Passe ». Infantilisés ou pas ? Pas de l’avis de ces derniers. Ici encore la fiction est rappelée. On a ensuite entendu des associations de défense de la cause animale monter au créneau contre l’émission qui met en scène de nombreuses bêtes pour susciter la frayeur des candidats. Peu d’écho là encore. Les candidats, comme le judoka Teddy Riner, « trahis » par une production qui ne tiendrait pas compte de leurs phobies ? Un flop là aussi. Et dernièrement « l’affaire de la cellule capitonnée » dont il est fort à parier qu’elle glissera sur le fort aussi imperturbablement que les tempêtes.
Paires de seins
Rien ne semble ébranler le fort. Pourtant, il y a un domaine dans lequel l’émission s’illustre de façon quasi-assumée depuis sa création. Le traitement teinté de sexisme des femmes. Car s’il est un sujet où le bât blesse, c’est bien là. Il suffit de taper « Fort Boyard cylindres » dans Google Images pour s’en rendre compte. A perte de vue, des paires de seins.
Le site officiel de Fort Boyard présente les « Cylindres » comme une épreuve « très appréciée par la gent masculine ». La description s’accompagne d’une anecdote presque gourmande : « Lors de sa création, l’épreuve était filmée de dos. Très rapidement, l’angle de vue a été changé mettant en avant les charmes des candidates ! »
La première épreuve en 1993 était donc filmée par derrière. Dès 1994, les caméras sont posées face à la candidate. Mais problème des deux premières années, les tenues montent jusqu’au cou et empêchent le spectateur de bien apprécier le panorama. Qu’à cela ne tienne, l’année d’après et toutes les suivantes, le décolleté sera de rigueur. D’abord un peu timide, puis de plus en plus assumé.
Caroline Barclay en 1996
Six hommes pour 98 femmes
Une ancienne miss France qui est allée sur les cylindres témoigne : « C’est un passage obligé pour les miss ». Mais la jeune femme nuance, expliquant d’une part que « personne ne force à la faire » et que « l’épreuve n’est pas dégradante ». Elle admet tout de même qu’on ne peut pas refuser de se soumettre à l’épreuve, mais « on peut en sortir si on ne veut pas ».
Selon elle, “ce n’est pas la femme, ni l’épreuve, c’est plutôt les candidats et l’animateur qui sont à blâmer« . Avant d’ajouter. « Peut-être faudrait-il les briefer pour qu’ils paraissent éduqués ? » Depuis les débuts, remarques grivoises, déplacées et désobligeantes sont monnaie courante de la part des candidats hommes comme des animateurs.
Dès 1996, Marlène Moureau est envoyée sur les cylindres parce qu’elle « fait partie du plus grand fantasme des hommes ». En 2013, Marine Lorphelin rate la clef, « mais d’un point de vue esthétique, c’était très réussi« , selon Olivier Minne. L’an passé, en 2016, lors du passage de Flora Coquerel, on aura le droit à un moment « d’érotisme et de culture« , toujours selon l’animateur. Et finalement, comme le souligne l’un des candidats. « Il y a des moments où on se fout de la clef. »
Au fil des années, l’épreuve est réservée aux jolies filles à forte poitrine. Pourtant, l’émission n’assume pas complètement sa position et ne manque jamais de mentionner à l’écran que « Pour info : contrairement aux idées reçues, l’épreuve n’est pas réservée exclusivement aux femmes, puisque six hommes y ont participé. » On est rassuré. Sauf qu’à côté des six courageux il y a eu… 98 femmes.
« Séance de tripotage » en règle
Une autre épreuve est présentée, sans fard, comme « l‘une des plus cultes épreuves de Fort Boyard particulièrement appréciée des hommes ! » La lutte dans la boue entre les deux femmes. Une lutteuse en petite tenue doit empêcher la candidate de se saisir de la clef. Ici aussi, les chiffres font mal à la tête : depuis sa création, un seul homme a participé quand 86 femmes ont dû se rouler dans la boue.
Pour François Jost, professeur à la Sorbonne Nouvelle, c’est clair : « Il y a des attractions pour les enfants et d’autres pour retenir les pères à côtés de leurs enfants. » Pour ce spécialiste des médias et de la télévision, le samedi soir est une tranche horaire très compliquée et il faut trouver « le programme le plus fédérateur » pour les adultes comme pour les enfants.
Une évolution vers plus de « sexy » pour plus d’audience ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, dès ses débuts, Fort Boyard avait donné le ton. Lors de la première saison, en 1990, l’épreuve de “Colin Maillard” laisse pantois. Toujours visible sur le site officielle, elle est présentée ainsi.
« Cette épreuve se passe dans le noir et est réservée aux hommes, et pour cause ! Dans la cellule se trouvent des femmes (certaines sont des mannequins, d’autres des vraies) portants un maillot de bain. La clé est cachée dans un des maillots. Pour la récupérer, le candidat va devoir se livrer à une séance de tripotage en fouillant sur le corps des mannequins comme des femmes. »
Femme-objet
Si Colin Maillard n’a duré qu’une année, elle est symptomatique de l’image de la femme dans Fort Boyard pour les associations féministes. “C’est effarant pour une émission si grand public, commente sans voix Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme. Ce traitement banalisé est terrifiant. Il y a des épreuves qui font de la femme un objet, on les traite comme des amphores.”
C’est pourtant le rôle du CSA, à cheval sur ces questions de l’image de la femme à l’écran depuis quelques années, de se charger de telles dérives. L’institution peut d’ailleurs s’autosaisir. « Mais le CSA ne bouge que si on dépose plainte, pense Raphaëlle Rémy-Leleu. Or Fort Boyard n’est pas du tout le genre d’émission à laquelle on s’intéresse pour cela. »
En cause : la diffusion irrégulière, une fois par an, et « le côté très familial de l’émission« . Osez le féminisme n’a d’ailleurs reçu que de très rares signalements, exclusivement à propos de l’épreuve des cylindres ou de la lutte dans la boue.
Sexisme de bas étage
Raphaëlle Rémy-Leleu partage l’analyse de François Jost. « La bonne cause à la base de l’émission, qu’on ne peut pas contester, n’est pas une forme de ‘washing », estime la militante. L’élément sexiste est uniquement là pour attirer de l’audience, c’est très insidieux. »
Et si c’était de la fiction, comme aiment à le rappeler les producteurs ? « Qu’ils grossissent les traits d’accord, avec le père Fourras par exemple, pas de problème, mais sur les rouleaux, ce sont de vraies paires de seins. » , analyse Raphaëlle Rémy-Leleu. Et derrière, de vraies remarques sexistes et de vrais enfants sur leurs canapés.
Contactée par Les Inrocks, la boîte de production de Fort Boyard, ALP, n’a pas souhaité répondre, estimant l’avoir déjà fait, notamment à propos de la polémique sur « la cellule capitonnée ».
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