Sauver les Juifs ? Le Rapport Karski de Claude Lanzmann démontre que les Alliés ont privilégié les enjeux géopolitiques. Et surtout qu’ils ne concevaient pas la réalité et l’ampleur de la Shoah.
Par un curieux hasard de programmation, le nouveau film de Claude Lanzmann, Le Rapport Karski, sera diffusé sur Arte le soir même où France 2 programmera le documentaire sur la soumission volontaire, Le Jeu de la mort .
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La mort a pourtant un visage autrement dramatique dans le film de Lanzmann. Bien après Shoah, dans lequel Jan Karski, témoin oculaire de la Shoah en marche dès 1942, intervenait déjà, Claude Lanzmann pose la question complexe de la responsabilité des Alliés dans la destruction des Juifs : les ont-ils abandonnés et laissés mourir dans les camps sans chercher à les libérer ? Le débat, qui oppose quelques historiens, vient de rebondir à la faveur de la polémique opposant l’écrivain Yannick Haenel, auteur d’un roman, Jan Karski, et le cinéaste Claude Lanzmann qui qualifia le livre de “falsification historique”.
Contre la possibilité pour le romancier de réécrire l’histoire à sa guise, Lanzmann a voulu parachever son réquisitoire par ce film, ultime pièce de sa thèse selon laquelle Roosevelt et les Alliés n’eurent pas la possibilité de faire autre chose que ce qu’ils firent. Contre Haenel qui évoque un Roosevelt désinvolte et lâche, Lanzmann entend rétablir la vérité par le biais du témoignage inédit de Karski coupé en partie au montage de Shoah pour des raisons de rythme et de découpage.
Dans ce nouveau film, exhumant la seconde partie d’un entretien mené en 1978 pendant deux jours, Karski évoque par le menu son entrevue avec Roosevelt. Un complément à son témoignage dans Shoah qui décrivait ses missions entre la résistance intérieure polonaise et le gouvernement en exil à Londres, sa découverte du ghetto de Varsovie, les appels désespérés des leaders juifs polonais, les heures qu’il avait passées, déguisé en garde ukrainien, dans un camp de concentration…
Ici, Karski paraît plus “léger”, substitue à sa voix bouleversée un registre plus théâtral et cabotin. Peut-être à cause du sujet – une rencontre avec le personnage le plus puissant du monde libre –, le témoin Karski semble presque s’amuser en remuant ses souvenirs, précis et habités, comme si l’histoire avait besoin d’un récit fervent et épique pour traduire le poids de ses tremblements. Ici, on est dans l’histoire absolue, la plus tragique et universelle, mais aussi dans l’histoire particulière de Karski, qui se prête au jeu d’une confession intime.
L’homme se lève, mime les scènes, fait son “show”, à l’opposé de son attitude prostrée dans Shoah. Karski affirme que pour lui le problème était plus “la Pologne, les exigences soviétiques, la peur éprouvée par la nation polonaise…” que le sort des Juifs. Ce qui contredit Haenel qui le présente comme un martyr de la cause juive. Mais Karski rappelle aussi qu’à ses descriptions de la réalité des camps, le conseiller de Roosevelt présent durant l’entretien, Felix Frankfurter, eut ces mots : “Je ne dis pas que vous êtes un menteur, je dis que je ne vous crois pas.”
Si Roosevelt a écouté attentivement Karski, il ne pouvait que reléguer ses mots effrayants dans un coin de son esprit, préoccupé à gagner la guerre par-delà la question du sauvetage des Juifs. Ce que dit Karski à Lanzmann se résume à ce geste paradoxal : Roosevelt l’écouta certes attentivement mais se montra impuissant.
“Le sauvetage aurait dû avoir lieu bien avant, bien ailleurs” estime Lanzmann dans un article disponible sur marianne2.fr. “Quoi qu’on en dise, la majorité des Juifs, une fois commencée la guerre que leur livrait Hitler, ne pouvaient pas être sauvés. Tel est le tragique de l’Histoire, qui interdit l’illusion rétrospective, oublieuse de l’épaisseur, des pesanteurs, de l’illisibilité d’une époque, configuration vraie de l’impossible.”
Sans épuiser pour autant la question des droits de tout romancier dans sa manière d’appréhender l’histoire, d’y projeter son propre imaginaire, Le Rapport Karski démonte le mythe de la force prométhéenne des hommes lorsqu’ils se heurtent à plus fort que leur propre volonté : le délire d’un crime inouï, sans précédent, auquel l’humanité, par-delà Roosevelt lui-même, ne voulait et pouvait croire.
Le Rapport Karski Documentaire de Claude Lanzmann, mercredi 17 mars sur Arte à 22 h 05
A noter aussi la réédition du livre de Jan Karski : Mon témoignage devant le monde (Robert Laffont, 335 pages, 22 €)
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