Spécialistes de l’information et de la communication, Armand Mattelart et André Vitalis viennent de publier « Le profilage des populations », un livre qui retrace l’origine des systèmes de surveillance dans les sociétés occidentales, du livret ouvrier sous Napoléon au cybercontrôle actuel. Des contrôles qui seraient exercés par les Etats dans un but sécuritaire mais aussi par de grandes entreprises qui veulent anticiper les comportements des consommateurs.
La sortie de votre livre répond-elle aux récentes révélations d’Edward Snowden ?
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Armand Mattelart – Au départ, pas du tout ! André Vitalis et moi avions déjà terminé le bouquin en novembre 2012. On avait eu l’idée de travailler ensemble sur cette histoire de la surveillance et du profilage parce qu’il s’était déjà penché sur le rapport entre pouvoir et informatique, et moi, de mon côté, j’avais déjà publié un ouvrage sur l’aspect international de la surveillance. L’éditeur nous a fait patienter un an avant de publier le livre et pendant cette année-là on a retravaillé notre texte. Et là, d’un coup, il y a cette affaire Snowden ! En fait, cette attente a été fondamentale, les révélations sur le programme Prism nous ont aidés à rendre notre analyse beaucoup plus compréhensible.
Tout au long de l’ouvrage, vous expliquez que les démocraties modernes sont constamment tiraillées entre les notions de sécurité et de liberté.
La doctrine de la sécurité nationale apparaît au seuil de la guerre froide. Les écoutes sont légitimées parce qu’on est dans un cadre d’une doctrine qu’on appelle « sécurité nationale ». Et ça devient flagrant en Europe avec les attentats du 11 septembre 2001 et les « réponses au terrorisme ».
En Europe, on n’a eu conscience des premiers programmes d’écoute américains que très tard ?
Il y a un exemple très intéressant, c’est celui d’Echelon. Ce système d’écoute, lancé en 1947 par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, n’a vraiment été révélé publiquement en Europe qu’à la fin du XXe siècle.
Comment définiriez-vous ce que vous appelez « le profilage des populations » ?
C’est la construction d’une identité, d’un double informatique, à partir de données prélevées sur les individus. On construit des profilages d’individus et de collectifs avec des bases de données. Ce profilage peut, par exemple, concerner des gens qui sont considérés comme « anormaux ». On peut subdiviser, par le profilage, la population à contrôler, anticiper pour éviter qu’elle passe à l’acte, par exemple.
Il y a longtemps que les Etats tentent de surveiller la population ?
En 1787, dans un rapport présenté au roi de France, Pierre-Samuel Dupont de Nemours, écrivait : « Rien n’est plus utile à l’Etat qu’une liberté connue et une surveillance cachée« . C’est incroyable, à cette époque-là c’était déjà une préoccupation ! En fait, pendant longtemps, le fichage ne concernait qu’une certaine catégorie : les nomades, les ouvriers, les migrants, disons « les classes dangereuses ». Par exemple, jusqu’à la fin du XIXe siècle, il y avait le livret ouvrier, que tout ouvrier devait porter sur soi. A l’intérieur, on trouvait tous les endroits où il avait travaillé. Généralisé sous Napoléon Ier, le livret avait pour objectif de contrôler ses mouvements, de fixer l’ouvrier sur le lieu de son travail, et de l’empêcher de nomadiser.
D’une manière générale, la population n’a jamais été très favorable à ce fichage, à commencer par l’immatriculation des citoyens ?
Dans les années 1940, il y a un saut fondamental, c’est l’introduction de la Sécurité sociale à l’intérieur du projet de la Résistance en France. C’est la première fois qu’on utilise des machines d’enregistrement pour l’immatriculation permanente de la population. Ce cas est très intéressant car il vous montre que l’enjeu, c’est le bénéfice de la population, pour qu’elle accepte la contrepartie du fichage. Pour la citoyenneté, c’est fondamental, tant que vous profitez de la Sécurité sociale, vous avez le bénéfice, le bienfait social. En fait, de plus en plus de mécanismes de ce type s’instaurent dans la société.
Le 6 juin 2013, au moment des révélations sur Prism, le Washington Post avait titré « George Orwell State ». Vous trouvez la comparaison erronée ?
André Vitalis et moi estimons que les dérives de l’Etat que décrit Orwell ne correspondent pas à nos réalités. Une société orwellienne, c’est une société totalitaire. Si on fait la comparaison, elle nous impose un stéréotype pour appréhender la réalité d’aujourd’hui qui nous empêche de réfléchir, de penser et de trouver des possibilités de résister. Cela ne veut pas dire qu’on refuse systématiquement la vision d’Orwell, juste qu’on ne peut pas transposer la fiction de « 1984 » dans la société actuelle. Ce qui me dérange c’est qu’on en oublie qu’il n’y a pas un seul acteur de surveillance qui est l’Etat, mais aussi des secteurs privés. En fait, on serait passé de « Big Brother » aux « Little Sisters » : une surveillance qui n’est plus centralisée et qui est donc plus difficile à canaliser, à réguler.
Comment avons-nous glissé d’une surveillance d’Etat à une surveillance organisée par des entreprises ?
C’est une longue histoire, elle commence réellement à la fin du XXe siècle avec l’émancipation du capitalisme, qui requiert de connaître le consommateur. On voit alors apparaître les grandes agences de pub américaines et britanniques, avec des modes d’observation des consommateurs qui vont permettre de prévoir vos ventes, votre production. Progressivement, le consommateur devient le producteur de son propre profil. Il renseigne les publicitaires et le marketing sur ses tendances à travers ses comportements. L’observation est devenue le modèle économique des technologies : Facebook, Amazon, etc. Ils ont besoin de ça !
Et donc il y a échange d’informations entre des agences gouvernementales et des entreprises…
C’est là toute la question du programme Prism et la force des révélations de Snowden. L’articulation entre ces vastes banques de données du privé et du public.
Comment se déroule cette articulation ?
La première chose, avant Snowden, se passe en 2001 : le gouvernement américain achète des banques de données à travers le monde pour pouvoir accumuler plus d’informations sur les tendances au terrorisme, à l’intranquilité, etc. Deuxième chose : avec Snowden, on s’approche du rôle des grands monopoles de contrôle des données personnelles, comme Google ou Facebook. Là, on s’aperçoit que le gouvernement américain, en entrant en contact avec ces firmes, a eu accès aux comptes de presque tous les internautes.
Mais les internautes ont eux-mêmes rentré ces données sur les sites ?
C’est ça qui est dialectique : l’invisibilité et l’automaticité. Vous êtes obligés de travailler avec votre ordinateur. Vous remplissez vos données vous-même. En général, c’est à votre insu, et souvent ce n’est pas pour vous contrôler mais pour anticiper vos comportements. Cette accumulation de données répond à la fois à l’impératif sécuritaire du gouvernement et à la nécessité pour des entreprises de connaître chaque consommateur. Ayant tous les deux l’objectif de créer des profils, leur alliance est presque naturelle.
J’étais étonné d’apprendre que la NSA ou la CIA investissent dans les startups de la Silicon Valley.
Bien sûr, en plus vous avez un échange d’ingénieurs, des ingénieurs de la Silicon Valley sont engagés par la NSA et des gens de la NSA vont dans des firmes Internet. Tantôt ils travaillent pour l’Etat et après ils retournent à Stanford. Un exemple parlant : celui du responsable en chef de la sécurité de Facebook, été recruté par la NSA en 2010.
Quelles sont les conséquences des révélations d’Edward Snowden ?
Le problème, c’est de construire une résistance qui accumule des forces, qui ait une dimension de masse. Aujourd’hui les modes de résistance sont proposés par des gens comme Wikileaks, ou les hackers. Mais il y a des modes de résistance individuelle qui se créent aussi. Il y a toute une doctrine et toute une pratique qui pense que la seule façon d’éviter cette violation des libertés individuelles c’est de construire des technologies qui dès le début posent ce problème là et essaye de le résoudre. Le problème principal réside dans la désynchronisation entre l’avancée technologique (très rapide) et le besoin d’adapter ces évolutions en concordance avec la démocratie et le respect des libertés (une régulation trop peu réactive).
Propos recueillis par Romain Geoffroy
Armand Mattelart et André Vitalis – Le profilage des populations (La Découverte, 2014)
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