Entretien avec Marie et Anne Rambach, essayistes qui reviennent sur les conditions des « Intellos Précaires » qui ne cessent de s’aggraver. Chercheurs, architectes, scénaristes : leur statut social ne les préserve pas de la pauvreté.
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Marine et Anne Rambach : toutes deux sont éditrices, romancières, essayistes et aujourd’hui scénaristes pour la télévision. Elles ont publié l’essai La Culture gay et lesbienne (Fayard, 2003), ou des romans sentimentaux lesbiens (Les Lois de l’amour). Leur enquête, Les Intellos précaires (Fayard, 2001), soulignait la dégradation des conditions de vie des travailleurs dans les milieux intellectuels (presse, édition, culture, université…).
Huit ans après votre première enquête, Les Intellos précaires, pourquoi avoir prolongé la question ? Les nouveaux sont-ils très différents des anciens ?
Anne Rambach – Dans le premier livre, on a décrit un phénomène qui n’avait été que très rarement abordé. Lorsque l’éditeur Grasset nous a demandé de retravailler sur le sujet, on était sceptiques, car on ne s’attendait pas à découvrir l’ampleur de l’aggravation des conditions de vie de ces intellos précaires. Il y a eu un effet d’actualité très fort avec l’arrivée au pouvoir de Sarkozy et le coup d’accélérateur sur les réformes de l’université, de la recherche, de l’audiovisuel, les Etats généraux de la presse… On est donc tombées au moment où tous ces systèmes basculaient.
Comment définissez-vous cette catégorie, par définition assez hétérogène ?
Marine Rambach – Quand on a commencé l’enquête, on nous avait dit que cela ne concernait que 50 personnes à Saint-Germain-des- Prés. Puis on a additionné divers indices de mesure : journalistes pigistes, enseignants du secondaire, chercheurs, architectes à moins de 1000 euros de revenus, scénaristes, photographes, vacataires… Si on ajoute tous les métiers qui ne sont pas catégorisables, on dépasse largement les 300000. A Paris, 50% des RMistes sont soit des intellos, soit des artistes.
Anne Rambach – Etre intellectuel et précaire, c’est étrange, car la majorité des gens projette des sentiments confus sur ces métiers prestigieux. Ils imaginent une catégorie de nantis qui vivent avec des hauts revenus et des statuts hyperprivilégiés, alors qu’en fait une grande partie d’entre eux sont dans une situation d’immense fragilité.
Comment expliquer l’aggravation de leurs conditions de vie ?
Anne Rambach – Il y a des facteurs économiques : l’Etat ne crée plus de postes dans la fonction publique, la presse et l’édition subissent des pressions économiques nouvelles. Mais ces facteurs sont insuffisants à expliquer ce qui se passe : les circonstances permettent aussi à certaines personnes d’avancer leurs pions, qui sont des choix politiques. Par exemple, la réforme du système de la recherche. Ce qu’on peut estimer être un problème budgétaire s’accompagne d’un redéploiement des pouvoirs : les budgets de la recherche ne passent plus par les organismes reconnus comme le CNRS mais par une nouvelle agence créée par le gouvernement, l’ANR. C’est elle qui les distribue non pas à des laboratoires mais à des projets auxquels sont liés des CDD. On voit bien comment le problème budgétaire permet de reprendre du pouvoir sur un monde perçu comme trop indépendant. C’est une façon de précariser les chercheurs : au lieu de créer des postes, on propose des contrats précaires. C’est pareil pour la presse écrite : les Etats généraux ont été l’occasion de rassembler les patrons de presse pour discuter de recapitalisation, mais aussi de remettre en cause la convention collective des journalistes.
A vous lire, beaucoup d’entre eux ne se plaignent pas tant que ça de leurs conditions de vie. Pourquoi ?
Anne Rambach – On connaît peu de chercheurs précaires ou d’enseignants du secondaire qui sont contents de leur situation. Mais certains précaires trouvent une forme de satisfaction dans la liberté relative de leur travail : des journalistes pigistes apprécient leur autonomie. Gérer leur temps, échapper à la tension des entreprises, c’est souvent vital pour eux.
Comment vivent-ils cet écart entre leur statut symbolique et la réalité de leur pouvoir d’achat ?
Anne Rambach – C’est le grand écart social permanent : ce sont des gens en activité, mais vu le prix de leur travail horaire, ils sont obligés de travailler comme des fous. Ils sont parfois reliés à des institutions prestigieuses : un laboratoire de recherche, un journal, une maison d’édition… Mais le vernis de ce statut social ne les préserve pas de revenus très bas. Pourtant, beaucoup disent avoir une bonne qualité de vie. Ils ont beau vivre dans une studette, ils ont des plans, un système D très élaboré. La précarité, c’est quelque chose qui se gère, il faut savoir vivre avec. Dans le monde actuel, comme personne n’est à l’abri, on a intérêt à avoir cette capacité de résistance morale. C’est une mutation intéressante, car ce sont des gens résistants aux traumatismes que génère la société, et en même temps cela a l’effet pervers de créer une catégorie d’individus qui ne croient plus aux droits sociaux.
Marine Rambach – La précarité, c’est aussi un sentiment d’échec, de délégitimation dans la société, un facteur de perte de liens. Mais si les gens réussissent à maintenir une vie sociale intense tout en étant fébriles d’un point de vue économique, la précarité est vécue avec plus de légèreté.
La réception critique des sociologues, à la sortie de votre enquête, a-t-elle infléchi votre intuition ?
Anne Rambach – Quand on nous dit que les intellos précaires, d’un point de vue sociologique, ça n’existe pas, je l’admets dans le sens où cela représente des statuts différents, des métiers dispersés, des parcours éparpillés ; mais d’un point de vue politique, cette notion raconte une réalité. Les approches sociologiques permettent de cerner catégorie par catégorie, mais pas cette population qui est une nébuleuse. Cette hybridation – prolo et intello – n’entre pas dans les schémas sociologiques classiques. Il y a très peu d’études sur le sujet, sauf sur les journalistes free lance ou les médiateurs de musée, par exemple. On ne connaît rien sur les chercheurs précaires, alors que c’est très parlant.
Comment percevez-vous l’absence de mobilisation collective de ces catégories ?
Anne Rambach – Lorsqu’on est dans la survie stricte, c’est difficile de se mobiliser. Les syndicats leur semblent souvent très lointains. Et puis, lorsqu’on change sans cesse de boulot, c’est impossible de s’investir dans une forme de mobilisation. On a du mal à se fixer, à s’identifier.
Les Nouveaux Intellos Précaires (Stock), 448 pages, 22,50 €
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