Quelques heures après l’arrestation de Salah Abdeslam, nous avons enquêté dans le quartier où il a grandi et a été retrouvé. Comment a-t-il pu échapper durant quatre mois aux autorités ? Comment les habitants vivent-ils la lumière crue ainsi jetée sur leur commune ?
“Tant qu’on n’aura pas vu sa tête, on n’y croira pas.” A la terrasse de ce café sans histoires de Molenbeek, la nouvelle semble encore être trop grosse pour être prise au sérieux. Et pourtant, parmi le groupe de personnes qui piétinent entre une ligne de policiers en armes et les petites lumières des machines à sous de ce troquet, beaucoup ont entendu toute la scène en direct. La version est toujours la même. “D’abord quelques coups de feu au milieu de l’après-midi, avant deux détonations plus importantes.”
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Les autorités belges ont arrêté à Molenbeek l’homme le plus recherché d’Europe. Salah Abdeslam, l’un des auteurs présumés des attentats du 13 novembre, a fini sa cavale ici, chez lui, dans la commune qui l’a vu grandir. La police l’a arrêté à seulement 500 mètres de la maison de ses parents.
“Sentiment de camaraderie”
Certains imaginaient que le Français de 26 ans, né en Belgique, avait fui en Syrie. Pour d’autres, il devait se trouver en Allemagne ou encore aux Pays-Bas. “Bien sûr, on est soulagés. Tant qu’il était dans la nature, il y avait toujours un risque”, confie l’une des femmes assises en terrasse.
Pour autant, à Molenbeek, on ne comprend toujours pas comment Abdeslam a réussi à se terrer ici. Sur la place communale, à quelques mètres, Ahmed El Khannouss a bien sa petite idée. Le premier échevin (adjoint au maire) de Molenbeek parle d’un “sentiment de camaraderie” entre les jeunes du quartier, et reconnaît volontiers que le terroriste en cavale a pu recevoir de l’aide de la part de ses connaissances molenbeekoises. Et pas uniquement du côté des islamistes radicaux.
“A Molenbeek, on ne balance pas” Ahmed El Khannouss, adjoint au maire) de Molenbeek
“Les deux jeunes gens qui sont venus le chercher à Paris en voiture, je les connais. Je peux vous assurer que ce ne sont pas de dangereux terroristes”, développe l’édile avant de reconnaître : “Ils ont fait une grosse connerie quand ils ne l’ont pas livré à la police.” En cause, selon lui, un certain esprit de quartier. Un code de l’honneur : “A Molenbeek, on ne balance pas.”
D’autant qu’organiser une cavale comme celle d’Abdeslam ne coûte pas très cher. Surtout, elle ne nécessite pas d’avoir un grand réseau. “Les cellules affiliées à l’Etat islamique sont souvent organisées autour d’un noyau familial, ou d’un cercle d’amis proches”, détaille Thomas Renard, chercheur à l’Institut Egmont, expert en terrorisme. Rien d’étonnant si le fuyard a été retrouvé chez l’un de ses proches.
Logeur mis en examen pour “recel de criminels”
Son logeur, Abid Aberkan, mis en examen pour “participation aux activités d’un groupe terroriste” et “recel de criminels” est un cousin. Lors des obsèques de Brahim Abdeslam, le frère de Salah, il portait le cercueil du terroriste qui s’est fait exploser au Comptoir Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris.
“On aurait pu penser qu’il bénéficierait de l’important réseau de Daech, qui l’aurait exfiltré”, analyse Corinne Torrekens, politologue à l’Université libre de Bruxelles. “Au contraire, il a préféré se protéger en restant dans son milieu de petits criminels bruxellois.”
L’empreinte digitale du fugitif
Pendant sa cavale, c’est comme si Salah Abdeslam n’avait jamais quitté la région de la capitale belge. En quatre mois, les enquêteurs ont retrouvé sa trace dans la commune de Schaerbeek, au nord-est, puis à Forest, une petite dizaine de kilomètres plus au sud. Lors de cette dernière perquisition, intervenue trois jours avant son arrestation, la police a trouvé l’empreinte digitale du fugitif et a tué l’un de ses principaux complices. Acculé, Salah Abdeslam ne trouve d’autre solution que de rentrer encore et toujours à Molenbeek.
“Attention, ce n’est pas parce qu’une poignée de personnes savait qu’il était rentré qu’il a reçu l’aide de l’ensemble du quartier. Affirmer que tout Molenbeek était au courant et qu’il existe une omerta, c’est aller très vite en besogne”, tempère Corinne Torrekens qui craint que ne renaisse le fantôme du Molenbeekistan, le surnom donné à la commune à la suite des attentats de Paris.
Au lendemain de l’arrestation, deux policiers montent la garde devant la porte où l’on a retrouvé Abdeslam. Sur le trottoir d’en face, une nuée de journalistes braquent leurs objectifs sur l’immeuble du 79, rue des Quatre-Vents, C’est là que s’est achevée la cavale du terroriste. La rue porte encore les stigmates de cette spectaculaire opération. Les grenades de la police ont fait voler en éclats toutes les vitres du rez-de-chaussée, des morceaux de verre jonchent le sol sur plusieurs dizaines de mètres à la ronde.
Avec l’arrivée des journalistes en quête de témoignages et d’images exclusives, un juteux business de vidéo amateur a vu le jour. “Regarde, lance un jeune homme à une équipe de télévision étrangère, ici, tu vois l’intervention des flics depuis la fenêtre d’en face. Je te la donne pour 1 000 euros.” Les enchères montent parfois bien plus haut.
Mais si certains tirent profit des images prises avec leur smartphone, d’autres expriment déjà clairement leur ras-le-bol devant ce nouveau déferlement médiatique. “Sérieux les gars, pourquoi vous faites ça ? Vous croyez qu’on a besoin de ça ?”, demande un gamin aux journalistes.
Ces questions traduisent bien le malaise qui règne ici. Molenbeek et ses 90 000 habitants se seraient bien passés de l’effervescence liée au 13 novembre et de la récente arrestation d’Abdeslam. Dans cette commune défavorisée de la région bruxelloise, les quatre derniers mois ont été un cauchemar ; l’arrestation de Salah Abdeslam ne va pas arranger les choses.
“Nettoyer” la commune
Entre les articles dépeignant une zone de non-droit et les déclarations chocs de certains hommes politiques appelant à “nettoyer” la commune, nombre de jeunes se sont sentis stigmatisés et injustement assimilés à une réalité qui leur est étrangère.
“Aujourd’hui, quand tu vis dans le 1080 (code postal de Molenbeek – ndlr), tu as honte de le dire”, confie Laura Davidt, étudiante en droit et habitante de Molenbeek. “Quand tu cherches du boulot, tu évites de l’écrire sur ton CV.” Un sentiment partagé par Ahlam Ait El Maati, 24 ans, avocate, qui a toujours habité ici.
“J’ai de la famille au Maroc, dit-elle. Ils ne s’étaient jamais rendu compte que l’endroit où nous vivons avait si mauvaise réputation. Depuis les événements de novembre, ils nous appellent très souvent parce qu’ils s’inquiètent. Nous devons sans cesse les rassurer. Pour nous, la vie est normale. Nous ne nous sentons pas concernés par ces histoires.”
Tout est à reconstruire
Dans tous les quartiers de la commune, le malaise est palpable. Abdeslam a été arrêté, mais le travail ne fait pourtant que commencer. Tout est à reconstruire. En première ligne sur le terrain, les acteurs du monde associatif le savent déjà depuis l’automne dernier. Ils s’efforcent d’aller de l’avant malgré un climat lourd et une atmosphère tendue.
“Beaucoup de gens connaissent personnellement ou indirectement des personnes liées aux attentats, explique Delphine Biquet, coordinatrice d’un projet de cirque de quartier avec des jeunes de Molenbeek. On se demande pourquoi ces jeunes nous ont échappé. Il y a un grand sentiment d’échec.”
Mais au-delà de cette situation, c’est toute une population qui se sent stigmatisée. “C’est assez injuste parce qu’il y a plein de choses qui se passent ici. Molenbeek a une vie culturelle et associative très dynamique, on le ressent tous les jours dans notre travail. Il y a plein de nouveaux lieux qui s’ouvrent, notamment des bars. L’image que l’on dépeint dans les médias ne correspond pas à la réalité.”
Le sentiment partagé ici est que quelques personnes sont parvenues à jeter l’opprobre sur tout un quartier. Dans cette commune où le chômage frappe lourdement les jeunes, on aspire avant tout à retrouver une vie normale et un certain anonymat, loin des flashes et des micros qui sont encore là pour quelques jours.
“Le contexte d’isolement renforce l’idée de communauté” Olivier Vanderhaegen, fonctionnaire de prévention
Mais Molenbeek a mauvaise presse et cumule les problèmes. “Des quartiers très peuplés, très jeunes, beaucoup de précarité et de chômage. Des personnes moins alphabétisées et qui ont moins accès à l’information, note Olivier Vanderhaegen, fonctionnaire de prévention pour la commune. Ce contexte d’isolement renforce l’idée de communauté”.
Dans une rue calme, bordée de maisons en brique délabrées, Zoubira hésite à nous parler. Non par timidité, mais parce qu’elle parle mal le français, alors qu’elle habite ici depuis plus de quarante ans. Ses six enfants vivent toujours près d’elle, dans le quartier. Comme Zoubira et ses proches, beaucoup de familles d’origine marocaine, installées ici depuis des décennies, se côtoient au quotidien et donnent à Molenbeek une allure de grand village.
La commune est coupée en deux par la chaussée de Gand, artère principale où s’alignent magasins de vêtements bon marché, snacks et épiceries aux devantures arabisantes. Daïf descend la rue, avec à son bras sa mère qui peine à marcher. Quinquagénaire, voilée, elle vit très mal l’ambiance actuelle. “Je me sens belge ici, à Molenbeek, mais pas belge dans la commune d’à côté, face à des ‘vrais’ Belges.”
Mises en cause pour leurs défaillances dans la lutte contre le radicalisme, les autorités belges ont décidé de muscler leur politique sécuritaire depuis les attentats du 13 novembre. En février, le ministère de l’Intérieur a annoncé un nouveau plan d’action : une surveillance accrue des lieux de prière et une augmentation du nombre de policiers dans sept communes bruxelloises, dont Molenbeek.
Ce dispositif se met en place dans un contexte où les jeunes du 1080 ont parfois l’impression de subir un harcèlement policier. Et la réponse sécuritaire peut aggraver la situation, selon la chercheuse Corinne Torrekens. “La relation peut être tendue, notamment à cause de contrôles au faciès. Cela stigmatise la population locale et contribue à créer des lignes de fractures. D’autant que l’on sait qu’être ou se sentir victime de violences par les autorités accroît le risque de radicalisation.”
Ismael, 32 ans, petite barbe taillée et qamis (vêtement traditionnel musulman) vit à Molenbeek depuis dix ans. Il estime que si des jeunes font des “conneries” et ont des problèmes avec la police, “ils n’ont pas à venir se plaindre”. Lui-même n’a jamais été contrôlé par la police, hormis un contrôle routier il y a quelques années.
Défiance envers les autorités religieuses
Cette violence latente prend encore une autre dimension lorsqu’elle s’ajoute à une défiance envers les autorités religieuses. Youness Lamghari, chercheur-consultant en diversité culturelle, rappelle que le jihadisme est surtout une “rupture avec les institutions religieuses et les communautés d’origine, ce n’est pas un aboutissement religieux”.
Le radicalisme fédère des jeunes en rage contre l’autorité, en leur offrant un discours et une voie à suivre. Salah Abdeslam, qui a entamé et terminé sa course ici, à Molenbeek, est sans doute le produit de la collision de tous ces facteurs : une jeunesse dans une commune aux allures de village, l’impression d’être mis à l’écart, la recherche d’identité.
Des groupes d’amis qui se soudent dans leur hostilité à l’égard de la société, d’abord dans la délinquance. Puis dans le basculement vers un terrorisme sans limite : lundi matin, on apprenait que Salah Abdeslam aurait envisagé de commettre un attentat chez lui, à Bruxelles.
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