Chaque semaine, nous interrogeons une personnalité sur son rapport au web. Antoine Compagnon, professeur de littérature au Collège de France et spécialiste de Proust et Montaigne, a livré ses pensées sur la révolution internet dans son dernier livre « Petits spleens numériques ». Rencontre avec un amoureux des livres ultra-connecté.
Connecté à son smartphone, son Apple Watch, sa tablette, son ordinateur, Antoine Compagnon partage aussi son bureau du Collège de France avec des piles de livres dans tous les recoins. Professeur de littérature au Collège depuis 2006 et à l’université Columbia à New York depuis 1985, Antoine Compagnon a chroniqué ses pensées sur la révolution numérique pendant deux ans sur son blog hébergé par le Huffington Post. Ces billets sont aujourd’hui réunis dans Petits spleens numériques, un ouvrage qui interroge un mélange d’attachement et de résistance à la modernité et aux multiples usages d’internet.
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Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez navigué sur internet et de votre première expérience en ligne ?
Antoine Compagnon – J’en ai un souvenir très précis. C’était à la bibliothèque de Columbia, il y a très longtemps, au début des années 90. J’étais un peu sidéré, et pourtant c’était très pauvre, mais j’étais fasciné par toute cette information au bout de mes doigts. Quand j’ai dirigé l’édition des Carnets de Proust – publié en 2002 mais qui a mis dix ans à être publié donc bien avant – je me souviens que ce qui m’a fasciné c’est d’avoir tout Sainte-Beuve à portée de main. Par rapport à la manière de travailler antérieure, c’était extraordinaire de pouvoir accéder à tout si facilement. C’est un de mes premiers usages professionnels d’internet. Une ressource documentaire que je ne soupçonnais pas, qui décuplait la productivité.
Vous avez tenu une chronique régulière sur le site de l’Huffington Post, qu’est-ce qui vous intéressait dans ce projet de pensées sur les nouvelles technologies et la vie numérique ?
L’intérêt pour moi de tenir une chronique régulière sur un blog c’était d’être attentif. De réfléchir au jour le jour aux conséquences de la révolution numérique. C’est pour ça que je m’étais imposé de faire un billet par semaine pendant un certain temps, car sinon je n’aurais jamais eu cette vigilance. Le fait même de la chronique implique une certaine attention que je n’aurais pas eue sinon. Je ne me serais pas mis à écrire un livre spontanément sur mon existence numérique, je n’aurais jamais pris ce genre de décision. Tandis que d’écrire deux pages par semaine sur tous ces petits aspects de la vie numérique, c’était séduisant. Quand j’ai commencé à faire les premiers, je les ai faits comme si c’était des articles imprimés, puis assez vite j’ai introduit des liens, qui faisait justement rentrer ces réflexions dans le monde numérique…
Vous dites dans une de vos chroniques que vous n’aimez pas lire les commentaires…
J’avais beaucoup de réticence à lire les commentaires au début. C’est un peu comme le courrier des lecteurs dans les journaux, sauf que ce courrier des lecteurs on ne le voit pas, on ne voit que ce qu’on veut bien nous montrer. Tandis que dans les commentaires sur un blog, il y a une certaine agressivité. Quand on en écrit, c’est rarement pour dire que l’article est bien, c’est toujours un peu acide. J’avais aussi ce sentiment que ça donne un peu de plaisir de corriger un professeur. Cela dit, il y a toujours des gens autour de vous qui lisent les commentaires et qui vous rapportent ce qui s’y dit. Donc on les connaît, même si on ne les lit pas. Au bout d’un certain temps, je m’y suis intéressé mais je trouve quand même qu’un certain nombre de blogs sont un peu détruits par les commentaires. Je pense notamment à celui de Pierre Assouline, un blog littéraire intéressant, mais qui est un peu pollué.
Quel rôle joue internet dans votre vie faite de nombreux déplacements entre Paris et New York ? Est-ce un outil qui vous semble indispensable ?
Vu que j’ai une montre Apple, ce serait difficile de soutenir que je ne suis pas un peu accro… Avec la montre on a les messages au fur et à mesure qu’ils arrivent, on est lié. Je lis les journaux aussi sur l’iPad. Pas sur ordinateur mais sur tablette, car les objets sont vraiment chacun liés à certains usages. Je lis la presse quotidienne ou les hebdomadaires uniquement sur tablette. Dans l’avion, je ne prends même plus le journal sous forme imprimée, je n’en ai plus le réflexe.
On ne perd pas grand-chose à lire sous forme numérique. On est peut être moins sensible aux petits articles, mais fondamentalement je n’ai pas l’impression qu’Internet change notre manière de lire la presse, car elle reste essentiellement analogique. Je lis tous les jours Le Monde là-dessus (montrant son iPad) dans sa version PDF. Il y a encore cette double écriture, cette possibilité de lire comme c’est imprimé.
Dans votre livre, vous dites partager un mélange d’attachement et de résistance à la modernité, cela donne quoi au quotidien dans votre rapport au net ?
On m’a fait remarquer par exemple que je ne parle quasiment pas des réseaux sociaux dans mon livre, et c’est vrai que je n’en suis pas un grand usager. C’est peut être lié à une différence de générations… En tout cas je n’ai pas de compte Facebook. J’ai un compte Twitter que je n’alimente pas énormément. De temps en temps je mets un lien qui m’intéresse ou me concerne. Je m’y suis inscrit en 2011 mais je ne l’utilise pas beaucoup pour communiquer, même si je l’utilise pour regarder les nouvelles quasiment tous les jours. Pour suivre l’actualité, c’est pas mal. Mais je ne comprends pas comment font les gens qui suivent un nombre incalculable de comptes. Moi je ne suis qu’une trentaine de personnes et ça me semble déjà énorme. Quand on ouvre son compte Twitter le matin, il y a déjà trop à lire. Des gens qui suivent des milliers d’abonnés, j’ai l’impression qu’ils ne suivent en fait personne.
Vous semblez un grand consommateur de nouvelles technologies, vous vous considérez un peu geek ?
Non je n’ai pas l’impression. Je ne me sens pas geek parce que je considère vraiment qu’on ne l’est pas si on ne fait pas de programmation. J’utilise beaucoup d’objets numériques en revanche parce que c’est un gain de temps, les nouvelles technologies ouvrent des possibles dans différents domaines. Ma montre, ça me fait marcher par exemple. Cela n’a pas que des effets abstraits, c’est aussi physique. Mais c’est aussi une vraie perte de temps.
Mais cette montre par exemple, elle vous apporte quoi de plus qu’un smartphone ?
Pas grand-chose… Elle me fait marcher. J’y lis mes mails. Mais bon. On ne connaît pas très bien les ventes de l’Apple Watch, pour l’instant peu de gens ont l’air de l’avoir, mais dans les magasins Apple on voit les gens qui rôdent autour, ça fascine un peu. Je pense en tout cas que dans un futur proche nous aurons tous des objets similaires, et que notre usage d’internet sera plus comme une extension de soi.
Tous ces nouveaux supports ne changent-ils pas aussi irrémédiablement notre manière de lire et de consommer de la culture ?
Quand on lit un livre sur tablette, je pense qu’on n’en a pas la même mémoire. Un livre papier on se souvient de son épaisseur. Si on en recherche un passage précis, on se souvient à quelle épaisseur du livre on se situait quand on le lisait, du positionnement des mots dans la page. Sur livre numérique, il n’y a plus cette spatialisation de la mémoire de la lecture. Donc on recherche le passage autrement, par un mot-clé. Et on peut le retrouver donc.
Mais il y a une transformation de la mémoire, et elle est plus générale que la question du livre numérique/imprimé. Internet transforme notre mémoire et notre capacité de mémoire car nous n’avons plus besoin d’elle. Nous retrouvons tout avec des moteurs de recherche. On ne sait pas quelles peuvent être les conséquences à long terme mais si on a plus besoin de mémoire, qu’on ne consulte plus de dictionnaire, qu’on ne consulte que des moteurs de recherche, alors les enfants n’ont plus besoin de connaître l’alphabet, peut être bientôt ils ne le connaitront plus. Comme nous n’avons cessé de tous connaître la règle de trois. On laisse les algorithmes travailler pour nous, et ils le font souvent mieux, plus efficacement.
Cela dit, le livre papier n’est pas près de mourir. Le livre numérique semble avoir atteint un plateau en terme de vente aux Etats-Unis, il est même en léger déclin cette année. Il est adapté à certains usages, comme la lecture dans les transports, mais les gens continuent d’aimer le livre. Un livre numérique on ne le possède pas, c’est comme si on l’avait loué, après on ne souvient même plus qu’on l’a, on ne peut pas le prêter, ni le donner. C’est la différence avec la presse puisque les journaux on les jette. Le livre il y a un attachement une fois qu’on l’a lue…
En fait, ce que je trouve bizarre, c’est qu’on ne puisse pas acheter un livre dans les deux formats en même temps au même prix. Bientôt on pourra sûrement lire sur un livre papier et retrouver son marque-page directement sur la tablette, et un jour, le livre papier s’ouvrira là où l’a laissé sur support numérique.
Vous dites que Baudelaire a souffert de l’émergence de la presse quotidienne. Internet, et sa frénésie du clic, de l’immédiateté, lui aurait-il aussi donné envie de se suicider ?
Tous ses amis disent que Baudelaire avait envie de se suicider à cause de la presse quotidienne, et je pense qu’il y a des gens qui pensent à se suicider à cause de ce monde numérique dans lequel on est plongé, et qui considèrent que c’est une sorte de matérialisme poussé à l’extrême. Et c’est ça qui affectait Baudelaire, la perte de dimension morale et métaphysique du monde, et cette plongée dans un monde où tout est lié aux objets. C’est un peu la situation dans laquelle on se retrouve aujourd’hui, donc c’est assez comparable comme révolution technique. Les gens aujourd’hui doutent toujours plus du progrès, et en même temps tout le monde est de plus en plus attaché à ce monde numérique et à ces objets qu’il crée.
Cela change beaucoup notre relation à la temporalité, à la durée, la difficulté qu’on a à être attentif, à s’attacher longtemps à quelque chose, à lire longtemps. La lecture suppose une concentration, une attention, or on est constamment sollicité. C’est en ça que je vis une forme de résistance à la modernité, même si je l’épouse aussi. Il faut se laisser des plages de temps pour lire. Quand on prend un livre, on oublie les machines. Elles sonnent dans leur coin, on ne va pas les ouvrir. J’espère que le livre continuera toujours de déposséder au point que nous ne regarderons pas pourquoi ça sonne de l’autre côté.
Pensez-vous qu’internet participe au renouvellement des idées ou à l’émergence de nouvelles figures littéraires ?
La développement de la presse au XIXe siècle a contribué à l’émergence du roman photo, et à travers le roman photo à un certain nombre de grands genres réaliste littéraires. Aujourd’hui on n’a pas encore vu l’équivalent pour la littérature. On a vu de petites entreprises qu’il ne faut pas déconsidérer. Mais par exemple on a pas encore vu des livres enrichis avec de l’image, du son, etc., qui soit véritablement convaincant. Il y a quand même des éditions d’œuvres littéraires classiques sous forme multimédia qui sont des réussites, une édition notamment de Sur la route de Kerouac avec des cartes, des journaux, des témoignages, un très bel objet. Mais on pourrait en faire de remarquables mais il n’y en a pas assez car ça demande un trop gros investissement. Imaginer A la recherche du temps perdu qui puisse donner accès à tout ce qu’on peut réunir sur La Recherche… Cela fait rêver.
Propos recueillis par Claire Pomarès
Petits spleens numériques d’Antoine Compagnon,(Equateurs/Parallèles), 213 pages
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