Actrice et égérie Chanel depuis 2003, Anna Mouglalis évoque presque vingt ans d’amitié.
“J’ai rencontré Karl Lagerfeld grâce au cinéma. Il avait vu le film de Claude Chabrol dans lequel je débutais, Merci pour le chocolat (2000). A ce moment-là, il travaillait à l’invitation du magazine américain Interview sur un numéro spécial sur Paris. Il y réalisait des portraits d’artistes français de toutes disciplines : musique, cinéma, littérature, sculpture… Et il m’a fait savoir qu’il avait envie que je participe à cet ensemble.
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A l’époque, c’était pour moi une hantise d’être prise en photo. J’avais l’impression d’être une arnaque, la moindre exposition m’angoissait… Et pourtant je me suis retrouvée à déambuler torse nu rue de Lille (rires) ! Cette séance photo a été le lieu d’une rencontre extraordinaire. Karl, que pourtant je ne connaissais pas, a levé chez moi toute forme de pudeur. Il y a eu tout de suite entre nous une complicité, un amusement à faire des choses ensemble, qui ne s’est jamais démenti.
C’était quelqu’un d’extrêmement fidèle
Nous n’étions pas dans un rapport d’intimité, mais nous partagions l’un pour l’autre beaucoup de tendresse, on s’est toujours vouvoyés. Le vouvoiement tenait chez lui d’une exigence de distance respectueuse. Il aimait donner à voir une forme de dureté, de fermeté, mais c’était quelqu’un d’extrêmement fidèle. Ses relations étaient de vrais engagements.
« Je n’ai pas tellement rencontré de personnes qui avaient une curiosité intellectuelle si forte » Anna Mouglalis
Si je devais cerner ce que je lui dois, quel legs il m’a laissé, je dirais tout simplement qu’il m’a transmis le goût de vivre. Avant de le rencontrer, j’avais sur le milieu de la mode beaucoup d’idées reçues, j’imaginais que c’était le secteur culturel le plus superficiel qui soit. Et pourtant je n’ai pas tellement rencontré de personnes qui avaient une curiosité intellectuelle plus forte que Karl. Le cinéma, la littérature emplissaient sa vie.
Sa connaissance du cinéma muet était vraiment remarquable. C’était pour lui le lieu d’une exploration infinie. Il lisait énormément de poésie et m’a fait découvrir des poèmes de Nabokov qui m’ont marquée à vie. Il m’a aussi offert des livres d’art magnifiques. Karl m’a nourrie dans les deux sens du terme. Intellectuellement, affectivement et aussi bien sûr de façon très matérielle, en me proposant de devenir égérie Chanel. Régulièrement, il me tapait sur l’épaule en me disant : “Allez, on va mettre un peu de beurre dans les épinards !” Mais cette trivialité, cette façon directe d’en parler, avait quelque chose de simple et gracieux.
“Voilà, regardez, j’ai dessiné les costumes d’Anna”
Après avoir signé mon contrat chez Chanel, j’ai tourné La Vie nouvelle de Philippe Grandrieux. Alors que mes proches dans le cinéma d’auteur me prévenaient que désormais je risquais de subir des pressions pour ne plus faire que des films très lisses, ça n’a posé absolument aucun problème que le premier film dans lequel je joue en tant qu’égérie Chanel soit aussi audacieux et atypique. Karl a eu envie de s’impliquer et m’a demandé de lui présenter Philippe Grandrieux. Nous avons organisé un rendez-vous de travail, au cours duquel Philippe a longuement exposé son projet.
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Pendant ce temps, Karl dessinait ; Philippe se demandait s’il était vraiment attentif… Et puis à la fin du rendez-vous, Karl a tendu ses dessins à Philippe en lui disant : “Voilà, regardez, j’ai dessiné les costumes d’Anna.” Je jouais le rôle d’une prostituée et Karl n’est pas du tout allé dans une direction de vêtements de sex-shop. Dans ce film qui traite du trafic d’êtres humains, il s’est inscrit dans la démarche de grande stylisation de Philippe Grandrieux. Il a même rendu certains plans possibles.
« Ce que je retiens de lui, c’est un rapport spectaculaire à l’instant » Anna Mouglalis
Grandrieux voulait que le film soit visuellement très sombre, que l’obscurité y soit d’une densité rarement atteinte. A tel point que les assurances paniquaient, avaient peur qu’au final il n’y ait rien sur la pellicule. Karl avait prévu pour moi un pantalon et un haut à paillettes tellement scintillants qu’il suffisait d’une allumette pour que tout à coup la lumière prenne. Ce que je retiens de lui, c’est un rapport spectaculaire à l’instant. Il savait que rien n’est éternel, il revendiquait l’éphémère.”
Propos recueillis par Jean-Marc Lalanne
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