Au-delà des difficultés du gouvernement britannique à parvenir à un accord de sortie, la majorité du “Leave” du 23 juin 2016 est déjà littéralement en voie de disparition.
Helena a 77 ans, Aneeqa est au lycée. Helena est en guerre contre ce qu’elle présente comme la tyrannie du “politiquement correct” et n’attend qu’une occasion de pouvoir interpeller ceux qui gouvernent son pays ; Aneeqa critique ses condisciples qui soutiennent le Brexit par peur de l’immigration, y compris sa mère pakistanaise. Helena a sans doute voté pour le départ de la Grande-Bretagne de l’Union européenne ; Aneeqa aurait probablement voté contre, si elle avait eu l’âge. Helena et Aneeqa sont deux des personnages de Middle England, le dernier roman de Jonathan Coe, paru début novembre outre-Manche. Le troisième épisode de sa trilogie dite des “enfants de Longbridge” (après Bienvenue au club, en 2001, et Le Cercle fermé, en 2004), où l’auteur de Testament à l’anglaise brosse le portrait des divisions sociales et générationnelles de l’Angleterre des années 2010, du départ du dernier Premier ministre travailliste en date Gordon Brown, en 2010, jusqu’au Brexit.
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Des divisions que l’auteur, âgé de 57 ans, soulignait, début décembre, à l’occasion d’une rencontre avec ses lecteurs anglophones à la librairie parisienne Shakespeare and Company : “Je me suis surpris à développer moi-même un genre d’‘âgisme’ récemment dont j’essaie de me défendre. Je crois que 75 à 80% des plus de 65 ans, non seulement ont voté pour le Brexit mais sont nombreux à défendre dans les sondages des mesures de type autoritaire comme le rétablissement de la peine de mort ou la baisse de l’immigration. On peut dire ce qu’on veut des millennials mais j’ai un certain espoir en leur capacité, une fois que nous aurons évacué la scène, à régler un peu les choses. Une des nombreuses ironies du Brexit est ce que les sondeurs appellent le ‘jour du basculement’ : même si personne ne change d’avis sur son vote de 2016, par le simple effet de la démographie, début 2019, le Royaume-Uni sera un pays ‘Remain’, deux mois avant notre départ.”
Le jour du basculement
Ce “jour du basculement” est un des angles d’analyse fascinants du débat sur le Brexit, qui plonge une nouvelle fois l’Angleterre dans la tourmente politique depuis quelques semaines avec notamment un vote infructueux de défiance envers la Première ministre conservatrice Theresa May, ce mardi. Depuis la fin janvier 2018, quand on demande par sondage aux Britanniques si leur pays a eu raison de voter son départ de l’Union européenne, le oui est constamment minoritaire (44% ou moins) même si le non ne dépasse jamais la majorité absolue en raison des indécis. Ce qu’on appelle le “Bregret”, le regret du Brexit, a atteint un niveau record dans un sondage publié il y a dix jours par l’institut YouGov : 38% des sondés y affirment que le vote du 23 juin 2016 était le bon, 49% que c’était une mauvaise idée. Ces chiffres peuvent bien sûr fluctuer en fonction de l’actualité et de l’évolution des négociations entre le Royaume-Uni et les 27. Mais ce que nous enseigne le “jour du basculement”, c’est que de toute façon, la majorité du 23 juin 2016 n’existera bientôt plus physiquement.
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Le concept a été ébauché ces derniers mois par un chroniqueur politique et ancien sondeur, Peter Kellner. Ce dernier constate qu’entre les décès d’électeurs âgés (chaque jour, le Royaume-Uni voit mourir 1 400 habitants âgés de plus de 65 ans, qui ont voté aux deux tiers “Leave”) et l’arrivée en âge de voter des jeunes adultes (chaque jour, un peu moins de 1 900 habitants du Royaume-Uni fêtent leurs 18 ans, or les 18-24 ans ont voté aux trois quarts “Remain”), la seule démographie est défavorable au Brexit, même si absolument aucun électeur ne changeait d’avis. “Elle réduit chaque jour la majorité du Leave de 1 350 voix, soit près d’un demi-million par an, écrivait-il en septembre. Le jour du basculement, celui où le ‘Remain’ passe en tête, tombe le 19 janvier. Le 29 mars, le jour où le Royaume-Uni est censé quitter l’Union européenne, la majorité du ‘Remain’ sera de près de 100.000 voix. […] Cela signifie que le 29 mars, il sera difficile d’argumenter que la vision gravée dans le marbre des électeurs britanniques, c’est que le Brexit doit avoir lieu.”
“Tant qu’il y a de la mort, il y a de l’espoir”
Le vote en faveur du Brexit, qui variait de quarante points selon la classe d’âge, a révélé une fracture démographique rare dans une grande démocratie occidentale. Aux États-Unis, l’amplitude du vote en faveur de Trump selon l’âge ne dépassait pas dix-huit points. En France, lors des référendums européens de 1992 et 2005, le vote “oui” ne variait que de cinq à quinze points selon la génération. Sans surprise, les opposants au Brexit se sont donc emparés de cet argument. Parfois maladroitement, comme l’eurodéputé travailliste Richard Corbett, qui a fait polémique en lâchant début novembre : “Comme me l’a dit quelqu’un en blaguant : tant qu’il y a de la mort, il y a de l’espoir.”
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Son camarade de parti Paul Farrelly a lui interpellé Theresa May à la Chambre des communes le 26 novembre en lui demandant pourquoi elle avait peur d’offrir “aux millions de jeunes gens” qui fêteront leur majorité d’ici la fin 2020 “un moyen d’expression direct sur les dispositions vis-à-vis de l’Europe qui vont affecter leur futur”. Fin de non-recevoir de la Première ministre : “À n’importe quel moment, on peut arguer du fait qu’un groupe de jeunes gens a atteint l’âge de voter. À n’importe quel moment, il serait alors possible de dire qu’il faut un nouveau vote.” Sauf que, rétorquent ses opposants, il n’y que dans le cas du référendum qu’on refuse aux électeurs la possibilité de confirmer ou déjuger leur premier vote, alors que quand ils élisent leurs députés, ils savent que ceux-ci reviendront devant eux quatre ou cinq ans plus tard. Le 1er janvier 2021, jour prévu pour la sortie définitive du Royaume-Uni de l’Union européenne, le Brexit viendra de fêter ses quatre ans et demi.
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