La photo du petit Syrien Aylan Kurdi, 3 ans, retrouvé échoué sur une plage turque, a fait la Une de plusieurs journaux européens. Fallait-il la publier ? Pourquoi une telle image est-elle nécessaire pour relancer le débat public ? Eléments de réponse avec André Gunthert, enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS.
Plusieurs personnes s’interrogent sur la pertinence de la publication de la photo d’enfant mort, échoué sur une plage turque. La question peut-elle toujours se poser selon vous?
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André Gunthert – C’est un faux débat. La semaine dernière, on a vu passer sur les réseaux sociaux des images beaucoup plus violentes, montrant notamment des enfants morts, photographiés dans l’eau en plan rapproché. Ces images n’ont pas été publiées. A partir du moment où une image est montrée, c’est qu’elle est publiable. Les images violentes publiées le sont toujours beaucoup moins que celles qui ne sont pas. En ce qui concerne le problème des migrants, cela fait malheureusement un bon nombre d’années qu’on a des images insoutenables de cadavres en décomposition, qui ne seront vraisemblablement jamais publiées.
Pensez-vous justement qu’il faille épargner certaines images au grand public?
Les médias trient et choisissent ce qu’ils estiment supportable pour leur public. Ils font leur travail. Car exposer constamment le grand public à des images d’une violence insoutenable ne serait probablement pas très efficace, et finirait par le pousser à se détourner des médias. Les choix que font les rédactions de publier telle ou telle image violente n’est pas critiquable en soi. Cela fait partie du métier éditorial, de la même façon qu’un média est un organe dont la mission est de trier des informations et de leur donner une hiérarchie. Ce type d’images qui mobilisent, par identification, le grand public ne contient pas d’information à proprement parler. L’information contenue dans cette photo de Aylan est très faible par rapport au problème très complexe des migrants. Quand il y a 12 000 réfugiés syriens qui arrivent sur une île grecque qui comporte 85 000 habitants, c’est un problème typique de la situation actuelle des migrations en Europe. La situation des migrants est un problème très compliqué sur le plan géopolitique, ce dont cette image ne rend pas vraiment compte. Par contre, elle a une valeur de symbole, et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle est publiée. La violence de l’image sert ici de levier pour agir sur la sensibilité du grand public. Ces images ont pour fonction d’intervenir dans le débat public.
Ce type de photo semble poser problème car y intervient nécessairement le regard d’un photographe, une forme de composition visuelle…
Tout à fait. Et cette photo a été recadrée à gauche et à droite. Une image qui était à l’origine horizontale est devenue, dans les médias, une image en hauteur. On se trouve donc face à une construction médiatique, et non face au document original. Les différents journaux qui l’ont reprise ont accompli un travail conforme aux règles de la photographie humanitaire, une pratique qui existe depuis un siècle et qui suggère qu’il faut simplifier une situation pour la rendre lisible. Ici le troisième personnage ne « sert » à rien dans le fait de véhiculer le message qu’on veut faire lire dans cette image donc on l’enlève [il y avait un deuxième policier, ndlr] Lorsqu’on souhaite faire d’une image un symbole, on va la synthétiser, la simplifier, voire la stéréotyper.
En second lieu, il y a la figure de l’enfant. On a tous en tête la photographie de la fillette et du vautour, ou de la jeune fille vietnamienne. Ces images font partie de la mémoire collective, car elles recourent toutes à la figure de l’enfant, une figure de style de la photographie humanitaire qui vise à universaliser un problème ou une situation. En utilisant l’image d’un enfant, on permet à une situation, qui aurait pu être ressentie comme liée à une population, un lieu, ou un contexte particulier, de prendre un caractère universel, et on about ainsi à une identification du spectateur. Face à une telle image, ce dernier va se dire « cet enfant pourrait être le mien, donc cette situation pourrait être la mienne« . C’est un outil rhétorique très puissant et très ancien. Nous sommes entraînés, par notre culture visuelle, à reconnaitre ce type de rhétorique. On a l’impression d’avoir une lecture spontanée et immédiate de cette image car on ressent un choc qui nous semble très naturel, alors qu’en fait on se trouve devant quelque chose de travaillé, parce que recadré, et donc d’artificiel. C’est un processus d’iconisation.
Les photographes qui prennent ce type de photos sont parfois accusés d’être des charognards. Je pense notamment à Kevin Carter, auteur du cliché connu sous le nom de « la fillette et du vautour », qui finira par se suicider en 1994.
Je pense qu’on se trompe de perspective. c’est regrettable de faire porter le débat sur le photographe, et non sur l’intermédiaire entre le public et lui, à savoir l’éditeur, qui choisit, recadre, légende la photo. C’est lui le véritable auteur de l’image dans l’espace médiatique, ce qu’on a souvent tendance à oublier. La discussion sur cette image ne porte pas sur le document visuel, mais sur le choix de tel journal d’avoir mis cette image en Une, sur un choix médiatique. Nous sommes face à un mélange de débats, qui tend à oblitérer la dimension volontaire, délibérée de ce type de choix, qui n’est pas fait n’importe comment, mais dans l’optique d’accompagner une évolution du débat public, et donc la sensibilité de l’opinion.
On fabrique ici un symbole, avec un enfant qui représente tous les migrants, et de l’autre côté un policier qui représente la politique européenne. C’est un travail de fabrication de symbole, qui est non pas indépendant de ses critères formels, mais qui doit s’inscrire dans des critères qui sont ceux de la visibilité et de l’adaptation de cette image à sa réception. En réalité, il y a plusieurs images. Par exemple, le Guardian n’a pas pris celle-ci, mais une autre qui montre le policier prendre le petit garçon dans ses bras. Il y a plusieurs photos de ce geste. Cette fameuse photo emblématique est accompagnée d’autres documents qui montrent la situation sous un autre angle, ce qui est rare avec ce type de photo. Il existe aussi une photo unique de l’enfant, plus proche, prise sous un angle différent. On l’a moins souvent vue, car c’est probablement la plus extrême dans la représentation de cet événement.
Et que pensez-vous de ces étranges détournements sous forme de dessins?
Ces dessins prouvent qu’une icône, bien plus qu’un simple document visuel produit un symbole autonome, susceptible de faire l’objet de multiples appropriations, que ce soit par les réseaux sociaux, par le dessin de presse – mais aussi par les responsables politiques, qui en proposent leur propre interprétation.
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