Ils s’habillent vintage, aiment les cupcakes, l’actrice Greta Gerwig, les vinyles de Belle & Sebastian et les films de Wes Anderson. Face au cynisme ambiant et à l’arrogance des hipsters, le twee tente de gérer la cruauté du monde en douceur.
Si, depuis quelque temps, la mort du hipster est régulièrement annoncée, cette fois-ci pourrait être la bonne. Pas de hache ni d’arsenic mais un étrange mouvement esthético-culturel répondant au doux nom de « twee ». En anglais, twee signifie « cucul », « kitsch », « maniéré » et renvoie à la façon qu’ont les enfants anglophones de mal prononcer le mot « sweet ». Depuis quelques mois, le twee est partout, dans les colonnes des journaux internationaux, sur les écrans et sur les trottoirs des quartiers gentrifiés (Williamsburg à New York, Södermalm à Stockholm, Shoreditch et Hackney à Londres, l’Est parisien, pour ne citer que ceux-là).
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Toute l’esthétique tient en une scène de film, ou presque. Dans la rom-com 500 jours ensemble, Tom (Joseph Gordon-Levitt) se retrouve dans un ascenseur avec celle dont il tombera amoureux, Summer (Zooey Deschanel). Tom, gilet gris cintré, cravate à grosses rayures, bouille enfantine, écoute au casque There Is a Light That Never Goes out des Smiths. Reconnaissant la balade culte, Summer, frange sur les yeux (bleus, immenses), bandeau dans les cheveux, pantalon à pinces fifties, teint de porcelaine, l’interpelle et se met à en fredonner le refrain d’un air mutin. La scène, qui pourrait se passer en 1986, l’année de la parution du morceau des Smiths, mais semble se dérouler aux alentours de 2009, l’année de sortie du film, brouille les pistes temporelles et constitue, par là même, un monument de twee.
Car est twee celui ou celle qui, en 2014, idolâtre les Smiths, affectionne tout ce qui est mignon et développe une certaine addiction aux accessoires et vêtements cute type nœud dans les cheveux ou cardigan à pois. Autant dire que l’actrice Zooey Deschanel, qui s’habille à la ville comme dans sa série New Girl, avec des robes pastel et des twin-sets en cachemire, est la reine des twees. De même, la chanteuse Taylor Swift, forte des 1,2 million d’exemplaires de l’album 1989 vendus la semaine de sa sortie, accumule les clichés twee : coupe au carré et frange sixties, corps de liane moulé dans des robes au style vintage, minois juvénile, bonne humeur indéfectible et pub pour Coca-Cola entourée de chatons. « Le twee ne s’habille pas avec des matières techniques, modernes, mais avec des matières souples, molles, usées. Il privilégie le coton, la laine, le cachemire, la soie. Les vêtements, souvent vintage au sens premier du terme, ont un côté vieillot, désuet et donc rassurant, inoffensif », analyse Marc Beaugé, rédacteur en chef à So Press, chroniqueur style au Supplément de Canal+ et à M, le magazine du Monde.
Les hommes ne sont pas en reste. La garde-robe du twee masculin se compose principalement de costumes en velours marron, de chaussures Wallabee en daim ou en nubuck, de gros pulls tricotés en laine ornés de motifs hivernaux (cerfs, boules de neige, sapins, etc.) Bref, la panoplie du réalisateur Wes Anderson. “Le twee marie deux esthétiques : d’une part le preppy américain, de l’autre une esthétique plus négligée, un peu boho, un peu grunge, sur fond de sauce hipster avec de grosses lunettes à bordures noires”, résume Marc Beaugé.
« Le mouvement le plus important depuis le punk et le hip-hop »
Cette mode se veut la manifestation d’une nouvelle posture culturelle théorisée par le journaliste américain Marc Spitz (Vanity Fair, The New York Times, Spin…) dans Twee: The Gentle Revolution in Music, Books, Television, Fashion and Film (HarperCollins, 2014, non traduit). Au travers d’une série d’icônes, Spitz brosse le portrait d’un mouvement qu’il annonce comme « le plus important depuis le punk et le hip-hop » en terme d’influence: celui du twee, personnage brandissant la douceur et la gentillesse en étendard. Au rayon des figures twee, l’auteur pioche autant dans la sphère mainstream qu’indé et cite en vrac James Dean (« androgyne et mal à l’aise »), Belmondo (« le grand-père de tous les twees, de Zach Braff à Jonah Hill »), Todd Solondz, Sofia Coppola, Greta Gerwig et son immense sourire.
La première icône twee américaine serait Mickey Mouse, connue pour son espoir constant face à l’adversité. De même, la chanson ultrapositive entonnée par le personnage de Jiminy Cricket dans le dessin animé Pinocchio, When You Wish upon a Star, est vue comme « l’hymne twee suprême », non loin du Disney Girls des Beach Boys (1957) ou de n’importe quel morceau pop des Ecossais Belle And Sebastian.
Bien avant d’être une mode vestimentaire, une posture du XXIe siècle, la « twee-pop » qualifiait un courant musical d’indie-rock né au Royaume-Uni dans les années 1990. Ses groupes phares – The Pastels, The Wake, Heavenly, The Field Mice et bien entendu Belle And Sebastian – offraient un peu de douceur dans un monde de brutes, la mélancolie rivée au corps. La plupart d’entre eux étaient signés sur le mythique label de Bristol, Sarah Records, qui avait fait de l’expression « Twee as Fuck » son cri de ralliement.
Près de trente ans plus tard, éperdu de romantisme, le twee envisage toujours l’enfance comme un paradis perdu et « affronte le monde brutal avec idéalisme », selon Marc Spitz. Comprendre : un chaton dans une main, un cupcake dans l’autre. Pour Laurence Chene, créatrice des boutiques parisiennes Miss Cupcake, ce gâteau, symbole twee par excellence, est “régressif” : “Il y a un attachement plus important à son esthétique qu’à son goût. On l’aime pour sa couleur, pour son aspect mignon, sucré qui nous renvoie immédiatement à l’enfance, et de façon plus délicate qu’un bonbon.” En avril dernier, un chroniqueur du Guardian, Tom Whyman, estimait dans un article intitulé « Prenez garde au fascisme du cupcake » que le gâteau, « vintage et twee », « invoque une impression de bien-être et de nostalgie envers un passé non vécu et donc parfait, tout comme le style vintage évoque une imagerie idéalisée des années 1920 aux années 1960 qui n’a jamais existée ». Un petit précis de philosophie twee.
Au-delà du cupcake, le twee aime élever certains objets au rang d’icônes. « Il est dans l’anthropomorphisme, explique Marc Spitz, notamment avec les ukulélés, les animaux empaillés, les bocaux et les cornichons ! » Pour le vérifier, il suffit de se balader dans le quartier gentrifié de Mission à San Francisco qui regorge de boutiques d’animaux empaillés, vendus par de jeunes vendeurs à de tout aussi jeunes acheteurs arborant de grosses lunettes vintage.
Le twee: l’anti-hipster
Le twee n’en est pas pour autant un éternel enthousiaste enclin à hystériser chaque parcelle de vie pour en extraire toute déprime. Inspirés de la nouvelle Franny et Zooey de J. D. Salinger, les personnages du film de Wes Anderson La Famille Tenenbaum, résolument twee, sont tous habités par cette même mélancolie, ce même mal-être lié à la perte de l’enfance, qu’ils cherchent inlassablement à revivre, fuyant le monde extérieur en se passant de vieux vinyles, confinés dans leurs chambres. « La posture twee est une façon de gérer le monde cruel en douceur », nous explique Spitz. Mais non sans un minimum de courage : le twee a pour credo les paroles du refrain de I Know It’s Over des Smiths : « It’s so easy to laugh/It’s so easy to hate/It takes strength to be gentle and kind » (« C’est si facile de se moquer/ C’est si facile de haïr/Il faut de la force pour être doux et gentil »). Le twee est un self-made man/woman bien décidé à ne pas se laisser dicter sa conduite par le monde extérieur.
Une posture qui fait de lui l’exact opposé du hipster. Quoi de mieux pour combattre le cynisme et le suivisme du branché à moustache qu’une attitude cute, un brin naïve ? « L’esthétique hipster si rigoriste, si codifiée de la moustache, de la chemise à carreaux, du jean trop court, va finir par lasser et c’est tant mieux, estime Marc Beaugé, c’est une des rares modes à s’être propagée à un tel point, à être devenue si mainstream qu’elle n’est même plus mode mais masse. » Le style un poil vieux jeu du twee, adepte de l’artisanal, du DIY, témoigne d’une « volonté d’humaniser les rapports humains, de remettre de la bienveillance au cœur de la société ». Face au monde moderne contaminé par l’ironie, le twee oppose son premier degré et sa sociabilité enveloppée d’une bonne couche de gentillesse. « Le twee est né en réaction à la culture, relativement nouvelle, du clash, du troll, des haters », ajoute Marc Beaugé (voir notre dossier sur la « hate » dans Les Inrocks no 991).
Le scandale de la « Manic pixie dream girl »
Mais à trop vouloir se couper du réel pour mieux célébrer le vintage et les années 60, le twee ne serait-il pas un brin passéiste, voire carrément antimoderne ? Derrière sa panoplie de grand enfant inoffensif, ne se cacherait-il pas un conservateur pur jus abonné au « c’était mieux avant » ? En 2007, dans une critique publiée sur le site A.V. Club, le journaliste américain Nathan Rabin baptisait les héroïnes des films twees les « manic pixie dream girls », soit « les filles de rêve malicieuses et fofolles ».
En s’appuyant sur les personnages incarnés par Natalie Portman dans Garden State ou Kirsten Dunst dans Rencontres à Elizabethtown, Robin brossait le portrait d’une fille idéalisée, très féminine, pleine de vie et gentiment excentrique, sorte de Fée Clochette moderne dont la destinée est d’aider un héros masculin aux allures de Peter Pan à sortir de sa déprime. Les réalisateurs de ces films et lui-même s’étaient bien vite vus accusés de glorifier une image sexiste de la femme, résumée à un second rôle sans personnalité mais dévouée à la réussite du héros, forcément masculin.
Dans le très beau Her, le réalisateur Spike Jonze pousse la tendance à l’extrême pour développer une réflexion existentielle. Dans un futur proche, Scarlett Johansson se retrouve littéralement désincarnée, réduite à une voix, celle d’un programme informatique très évolué dont Joaquin Phoenix, féru de pantalons en tweed et de ukulélé, va s’éprendre, fuyant d’autant plus la réalité qui semble l’effrayer. C’est elle qui le sortira de sa dépression post-divorce et lui redonnera un semblant d’espoir, dans une logique très twee. En 2014, le regard, mélancolique, est résolument tourné vers un passé fantasmé, en quête d’une raison d’être. Drôle de révolution.
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