Quelques jours après la décision officielle de fermeture définitive de l’usine Goodyear d’Amiens, reportage et rencontre avec les salariés.
Une fumée blanche sur fond de ciel gris. En ces temps d’incertitude papale, ce léger nuage se fondant dans l’atmosphère devrait être annonciateur de bonne nouvelle. Pourtant, en cette mi-février pluvieuse, l’incertitude règne sur la zone industrielle au nord d’Amiens. En cause, l’annonce par la direction de Goodyear France le 31 janvier dernier de la fermeture de leur usine d’Amiens-nord. Un point presque final à une situation qui se détériore depuis 2008.
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À l’entrée de l’usine, rares sont les ouvriers à accepter de témoigner. Depuis quelques mois, les allées et venues des journalistes dans cette zone industrielle sont presque plus fréquentes que celles des camions chargés des pneus manufacturés sortis des chaines de production. Ils n’ont « rien à dire« , explique l’un d’eux, la cigarette roulée enfouie sous sa moustache. Enfin « pour l’instant » : il raconte « attendre« . Attendre quoi ? « Des réponses« , assène-t-il, mais il ne sera pas possible de poursuivre ce dialogue beckettien, l’homme, qui avoue quinze ans de maison, s’engouffre dans sa voiture.
L’idée est partagée par nombre de ses collègues. « Marre de s’exprimer, et de voir ses propos déformés« , explique l’un d’eux sans s’arrêter. « Ça arrive tout le temps« , renchérit un autre. Après plusieurs semaines de tension, les employés de l’usine de pneus voudraient pouvoir « souffler« .
Usine au ralenti
Goodyear, à Amiens, c’est près de 1300 emplois. C’est aussi une histoire, celle de la filière automobile en Picardie. Depuis une cinquantaine d’années, Goodyear, et sa « jumelle » Dunlop fabriquent des pneus à cinquante mètres de distance dans cette banlieue industrielle. Membres du même groupe depuis 2004, les deux usines ont un destin croisé. Là où Dunlop a accepté une réorganisation des horaires en 4×8 (on alterne deux jours de travail le matin, deux jours d’après-midi, deux jours de nuit puis deux jours de repos sur une semaine) en 2007, Goodyear a rejeté cette offre, conservant les traditionnelles 3×8. Depuis, l’usine tourne au ralenti, et n’a pas bénéficié des modernisations de sa voisine, rivale historique.
Mais pour les employés qui se pressent sous le panneau Goodyear délavé à l’entrée de l’usine, pas question de jeter la pierre à la CGT, syndicat très majoritaire à Amiens-nord. « Les 4×8, insiste André Tollard, c’est le travail le dimanche, et quand j’ai signé mon contrat chez Goodyear voici trente ans, il précisait que je faisais des pneus en semaine« . De manière générale, si certains se disent syndiqués « parce qu’il faut bien« , tous sont solidaires, et approuvent l’action de la CGT, pourtant accusée d’avoir envenimé la situation.
Le regard pétillant derrière la monture jaune fluo de ses lunettes, André, dit « Dédé », raconte son usine. Le fonctionnement au ralenti qui fait que certains de ses collègues – ses « camarades » – passent désormais plus de temps sur la route pour venir à l’usine que sur leur machine. « C’est triste, mais on fait ce qu’on nous donne à faire, explique ce presque quinquagénaire, en tout cas ça n’est plus comme il y a dix ans« . Devenu « contrôleur » après s’être esquinté le genou sur les machines, Dédé ne s’éternise pas sur la description de son travail « de bureau« .
Désormais, Dunlop fabrique les pneus Goodyear
13h30 à l’entrée de l’usine. Sous la pluie fine et les yeux de l’agent de sécurité, la valse des équipes s’opère. Tous arborent les couleurs de l’entreprise : qui une casquette, qui un anorak, qui une veste polaire. « Bon week-end les gars« , lance un homme en passant le portail.
Comment va-t-on au travail lorsque l’on sait son usine condamnée ? Interrogés, les « Goodyears » affichent leur détermination. Si la tension est palpable dans l’entreprise, confie Hassan Boukri, délégué du personnel, avant d’embaucher, elle est due tant à la fermeture annoncée qu’au désoeuvrement ambiant. Faute de modernisation du matériel, l’usine d’Amiens-nord ne produit plus de pneus de tourisme « à haute valeur ajoutée« . Paradoxalement, dévoile Marc Jonet, délégué central de la CFE-CGC au siège social de Goodyear France, ces mêmes pneus de tourisme – frappés du pied ailé de Mercure symbole de la marque – sont désormais fabriqués… à l’usine Dunlop, en face. Juste de l’autre côté de la rue de Poulainville, véritable « no man’s land » borné de hautes barrières à barbelés qui organise l’espace.
Pourtant, nulle véhémence dans les propos des « Goodyears » à propos de « l’autre usine » dont l’enseigne surplombe le parking. Le temps n’est pas à la concurrence entre ouvriers. Et puis, soulignent plusieurs d’entre eux, en signant l’accord des 4×8, les « Dunlop » n’ont « assuré leur boulot que jusqu’en 2014. Passé ce terme, rien ne garantit qu’ils ne suivront pas notre voie« .
Non-loin de là, à la brasserie des Provinces, entre le plat du jour – des penne au saumon – et les croque-madames « avec frites« , la situation de Goodyear n’est plus au centre des conversations. Comme dans la ville d’Amiens, d’ailleurs : on parle du match de foot de la veille, de ses enfants… Si les gens compatissent avec les ouvriers, « la vie continue, philosophe Marc devant son américain ketchup-mayonnaise. Malheureusement« , ajoute celui qui travaille dans une entreprise implantée dans la zone.
Espoir d’un « nouveau miracle«
Sur le parking de l’usine, des véhicules de tout âges et toutes catégories se côtoient. Et si l’on y prête attention, rares sont les voitures à être « chaussées » Goodyear. Dunlop, Michelin, sans marques apparentes… on trouve toutes sortes de pneus, mais en majorité, les « Goodyears » ne roulent plus en Goodyear. Et lorsqu’on les interroge là-dessus, ils sourient, lèvent les yeux au ciel, esquivent, ou comme Dédé, avouent avoir acheté leurs pneus anonymes « sur Internet, parce que c’est moins cher« . Et de dénoncer que la direction ne laisse pas à chaque employé « au moins un train de pneus par an« . Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés…
Depuis l’annonce de la fermeture et en attendant « des réponses« , les employés d’Amiens-nord affichent leur solidarité. « Quand on va perdre son emploi, il faut bien ça« , affirme Olivier, bonnet PSG et barbe taillée à la Lénine, en soulignant avoir confiance en ses « bons délégués« . La CGT est déjà parvenue à plusieurs reprises à faire casser en justice des décisions de la direction de Goodyear France, et les ouvriers se raccrochent à l’espoir d’un « nouveau miracle« . Même si, nuance Marc Jonet de la CFE-CGC, la CGT risque uniquement de gagner du temps : « faire fermer une usine en cinq ans, six ans, sept ans, ou huit ans, c’est quand meme la faire fermer! »
« Ça fermera pas« , martèle (un autre) Olivier, qui malaxe la gomme depuis trente-et-un ans. Mais plus par espoir que par conviction. Sa logique est simple : la France ne peut pas devenir un pays de chômeurs, et comme il n’y a pas de travail ailleurs, « on » trouvera une solution. « On« , c’est le gouvernement. Malgré une défiance certaine, certains s’accrochent aux promesses faites par François Hollande sur ce même parking.
« On est confiants parce que c’est la première annonce de fermeture d’usine faite sous un gouvernement de gauche, argumente André, et le président normal, il ne peut pas laisser faire ça, ce ne serait pas normal« .
Entre fatalisme, solidarité et espoir, depuis que le glas de leur usine a sonné, le quotidien des « Goodyear » ne donne pas franchement envie de rire. Pourtant, une blague court entre les chaines de montage et les cuves de l’usine. Dans un clin d’oeil, André la raconte, comme un scoop : « on va être repris par Michelin ! Et dans quatre ans, on sera devenus des Michelins », lache-t-il, en réaction à la rumeur improbable évoquant l’entreprise française comme éventuel repreneur.
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