La libération sexuelle, le rêve californien, la déprime post-Vietnam : avec son oeuvre autobiographique American Splendor, Harvey Pekar réinventa la BD dans les seventies.
C’est un monument de la BD américaine qui arrive enfin en France. American Splendor, oeuvre autobiographique au long cours débutée en 1976 par le scénariste Harvey Pekar, n’avait jamais été traduite, à l’exception de deux livres récents, The Quitter : Le Dégonflé (2005) et Un jour comme les autres, recueil de 2006. Les éditions Çà et Là entreprennent aujourd’hui de publier une anthologie en trois volumes, qui sera suivie en 2010 chez Cornélius par une intégrale des histoires de Pekar dessinées par Robert Crumb.
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Si Pekar s’entoure depuis toujours de différents dessinateurs, du sombre Gary Dumm à Gerry Shamray, au trait dur et efficace, c’est Robert Crumb qui le premier lui fit concrétiser ses idées de bandes dessinées. Alors qu’elles mijotaient depuis des années, Crumb le motiva et illustra son premier scénario. Harvey Pekar raconte cette rencontre-déclic dans ce premier tome, qui regroupe des histoires d’American Splendor de 1976 à 1982.
A l’origine, Pekar avait l’intuition que la BD pouvait trouver une nouvelle voie, différente de celle des comics à superhéros, des fables animalières et des récits underground. “On peut en faire autant en BD qu’avec un roman, un film, une pièce de théâtre, ou n’importe quoi”, explique-t-il dans L’Histoire du jeune Crumb. Il imagina notamment qu’elle pouvait, au même titre que d’autres supports, servir à raconter l’intimité. Pekar fut donc le premier auteur à importer la réalité quotidienne dans la BD, à raconter sa vie méthodiquement, mettant en avant des détails triviaux, en apparence anodins, et pourtant significatifs d’une existence et d’une identité.
Comme le montrent les histoires de ce premier recueil, Pekar est factuel, raconte ce qu’il voit et ce qu’il vit, sans chercher à embellir ou romancer. Ses portraits, à commencer par le sien, sont sans concession, font état de lâchetés ordinaires, de craintes, d’ennui. Employé au classement dans un hôpital de Cleveland, il raconte son travail, son amour du jazz, sa crainte de la maladie, sans jamais chercher à se faire valoir. Loin de l’image de l’obsessionnel véhiculée par ses oeuvres plus récentes ou par le film de 2003 qui lui était consacré, Pekar apparaît souvent comme un homme plutôt sympathique et honnête (mais peut-être est-ce dû au choix des récits traduits). S’il est souvent au centre de ses interrogations, il n’est pas pour autant nombriliste. Il porte sur le monde un regard émouvant et souvent drôle, plein d’empathie et d’intérêt pour ses contemporains. Et en filigrane, ses histoires personnelles témoignent de la condition ouvrière, du vent de liberté des seventies. Elles documentent la libération sexuelle, le rêve californien, la déprime post-Vietnam.
Grâce à l’universalité des thèmes et des situations, ce récit du quotidien a vite trouvé son lectorat et a marqué un tournant dans l’histoire de la BD. Cette vision fondatrice a depuis largement fait école, notamment chez la jeune garde, d’Ivan Brunetti à Adrian Tomine ou Daniel Clowes.
American Splendor – Anthologie Volume 1 d’Harvey Pekar, Gary Dumm, Greg Budgett, Robert Crumb, Gerry Shamray, Kevin Brown (Editions Çà et Là), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Jennequin, 190 pages, 19€
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