Le cinéma a-t-il une meilleure espérance de vie que l’espèce humaine ? Bilan d’une année ciné marquée par l’héroïsation frénétique du non-humain : aliens, avatars, vampires sexy, crevettes de l’espace…
l y a exactement dix ans, on se préparait tous à un grand saut, focalisés que nous étions sur les quelques secondes qui nous feraient basculer du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000. Beaucoup de fantasmes catastrophistes, nourris durant tout le XXe siècle, et les rumeurs de bug de l’an 2000 enflammaient un internet encore balbutiant. Et… et le glissement se fit en douceur ; il semblait aller de soi finalement que la fin du monde n’était pas pour tout de suite. Dix ans plus tard, rien n’est moins sûr.
On a vu ces dernières années revenir en force au cinéma les grands récits d’apocalypse. Ils ont carrément pris tout l’espace en 2009, simple écho d’une information en boucle dans tout l’espace médiatique. Finalement oui, la fin du monde est peut-être pour demain. Pour savoir ce qui les attend, les gens se précipitent sur 2012, le film-catastrophe pourtant assez vieillot de Roland Emmerich. Ce qui semble acquis en tout cas, c’est que la fin du monde ne tombera pas du ciel. Finie la terreur d’une invasion extraterrestre venue génocider les humains, comme dans les films américains hollywoodiens des années 1950. Exorcisée la menace d’un gros caillou de l’espace venant s’abattre sur cette bonne vieille Terre (Armageddon et consorts…).
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La fin du monde, c’est nous. Une grande irresponsabilité dans la consommation énergétique nous a conduits là où nous en sommes : des pluies de cendres noires s’abattent sur Biarritz et bientôt nous tomberons comme des mouches, décimés par des épidémies (Les Derniers Jours du monde). Il ne nous reste plus après ça qu’à errer dans l’immensité désertique postapocalyptique (La Route). Et bientôt, pour survivre, il faudra aller détruire des planètes lointaines, reproduire dans l’infini galactique l’horreur du colonialisme et la dévastation des ressources naturelles (Avatar).
En 2009, c’est comme si tout le cinéma mondial n’avait eu d’autre souci que d’instruire à sa façon les dossiers du sommet de Copenhague. Et il existe, Dieu merci, des alternatives fictionnelles plutôt stimulantes aux messes documentaires en voix off grondantes de Yann Arthus-Bertrand (Home) ou Nicolas Hulot (Le Syndrome du Titanic). Avatar est indéniablement le film de ce cinéma de la culpabilité écologique. Culpabilité écologique qui n’est que le symptôme d’un courant plus profond, plus trouble, à savoir une forme nouvelle de défiance envers l’humanité, un antihumanisme sophistiqué, qui choisit de placer l’humanité (le sentiment) en dehors de l’humanité (l’espèce). Avatar propose après District 9 (brillant exemple de SF politique ultracontemporaine) un cinéma qui destitue doublement l’homme : dans le récit il est l’ennemi, celui qui menace les gentils aliens auxquels on s’identifie ; à l’image, il est supplanté par des effets spéciaux, des images numériques, propres à rendre attirants des Schtroumpfs bleus de trois mètres (Avatar), ou bouleversant le regard-caméra d’un homme-crevette. Ce plan final de District 9 est peut-être le plus fort, le plus stupéfiant de l’année. On y voit le plus bel outil inventé par la technique pour capter les vibrations propres au visage humain – le gros plan de cinéma – détourné de son usage pour donner à voir la douleur muette d’un repoussant mutant. Sur sa gueule cadrée de près, l’altérité fait jeu égal avec la reconnaissance. On y lit une émotion humaine (celle d’un homme qui sait qu’il a perdu pour toujours celle qu’il aimait). Pourtant, quoi de plus perturbant que de se reconnaître dans cette face de crustacé qui nous fixe.
Déplacer les identifications de masse,
dénier à l’espèce humaine les attributs de l’humanité pour les redistribuer au premier alien qui passe, tels furent les enjeux de quelques films spectaculaires parmi les mieux exposés. Désormais, les blockbusters s’adressent au sentiment le mieux partagé de milliards de Terriens : la honte de participer à l’espèce humaine, cette sous-race aveugle dont on nous répète partout qu’elle entraîne toutes les autres dans une catastrophe collective. Et leurs nouveaux héros majoritaires sont les zombies et les vampires. Ce n’est pas un hasard si George Romero a pu ces dernières années réactiver avec un certain succès sa saga zombie après vingt ans de mise en sommeil (le dernier, montré en festival cette année, sortira en 2010). A sa suite, on a vu, jusqu’aux récents Zombieland ou [Rec] 2, se succéder toutes sortes de variations plus ou moins réussies, plus ou moins parodiques.
Quant au vampire, il cesse désormais d’être une menace pour devenir l’objet le plus désirable du monde. Jusqu’à sortir du genre qui lui était dévolu, le film d’horreur, au profit de grands films d’amour et de romance, comme dans Twilight 1 et 2. Derrière la forêt Twilight se sont cachés cette année beaucoup d’autres arbres, moins luxuriants (Jennifer’s Body, avec Megan Fox, assez peu convaincant) ou plus exotiques, comme le coréen Thirst de Park Chan-wook ou le suédois Morse de Tomas Alfredson. Si Twilight, à la suite de la série Buffy, acclimatait le film de vampires aux codes du teen-movie, Morse remonte encore l’horloge biologique pour en faire une histoire de jardin d’enfants. Ce récit d’une fascination amoureuse entre un petit garçon humain et une petite fille vampire, dans des plans enneigés tirés au cordeau, compte parmi les vraies révélations de l’année.
Les aliens, les vampires, les zombies ne sont pas les seules espèces que l’homme tient aux marges de ses sociétés. L’homme lui-même peut devenir un objet d’exclusion pour l’homme. Et la grande angoisse écologiste s’est doublée cette année d’une autre angoisse, liée à la crise financière mondiale. L’homme destitué de son pouvoir économique est l’une des autres figures dominantes de l’année, et l’expression la plus émouvante en a été donné par Kiyoshi Kurosawa dans le magnifique Tokyo Sonata. Un père de famille bourgeois est licencié sauvagement, et c’est toute l’ordonnance du monde qui subit dès lors une perturbation, jusqu’à ce que le film bascule dans sa dernière partie aux confins du fantastique. Pour s’en sortir, il faudra bricoler seul les conditions de son salut, comme ce petit garçon qui dans le film apprend seul et sans piano à jouer du piano.
En France aussi, de beaux films ont su camper le sentiment de dérobement du socle social, pour les plus démunis (le beau premier film Adieu Gary, A l’origine, La Fille du RER) comme pour les mieux protégés (Rapt) ou les plus artistes (Le Père de mes enfants). Dans Non ma fille tu n’iras pas danser de Christophe Honoré, l’exclusion ne se fait plus seulement sociale, elle touche aussi à la reconnaissance du statut d’adulte, de mère, de femme. Rapt et Non ma fille…, mais aussi Les Herbes folles d’Alain Resnais ou Espion(s) de Nicolas Saada (une autre des révélations de l’année), dont les fins de carrière avoisineront les 400 000 entrées, comptent parmi les beaux succès du cinéma d’auteur français de l’année 2009.
En dessous, il y a une flopée de films très singuliers injustement peu vus, comme un de nos chouchous, le fulgurant Roi de l’évasion d’Alain Guiraudie. Au-dessus, et sans même parler des blockbusters nationaux (LOL, Le Petit Nicolas…), il y a les quelques films à 1 million d’entrées. Un prophète a valu à Jacques Audiard la confirmation d’auteur d’exception, propre à fédérer un large public généralement plus friand de cinéma de genre à l’américaine. Sa virtuosité est indéniable, on peut aussi la trouver un peu asphyxiante.
Son plus grand concurrent à la prochaine course aux César est Welcome de Philippe Lioret, qui nous ramène aux grandes figures d’exclus et de destitués. Ce portrait croisé de quelques réfugiés clandestins du Pas-de-Calais et de la population qui les protège, ou les pourchasse, est un peu le profil-type de ce que le cinéma français du milieu peut produire de plus déprimant par pure et simple abdication du cinéma. Tout y relève du typage manichéen entre personnages positifs et négatifs, formatage des durées, utilisation mécanique de la musique pour faire monter l’émotion… Des scénarios de gauche filmés de façon ultraconservatrice, c’est un peu le danger du réalisme social prisé de nos jours.
Existe-t-il un “cinéma du milieu” américain – ambitieux mais populaire, hollywoodien mais d’auteur, etc. ? Ce pourrait être Harvey Milk, récompensé de plusieurs oscars et pour lequel son réalisateur Gus Van Sant a quitté sa retraite orégonaise et ses films tournés pour trois fois rien. Ce retour au cinéma de stars et de studio a valu à l’auteur l’un de ses plus grands succès. Et son aptitude à se réinventer, à explorer maintenant les codes du cinéma militant et pédagogique, après ceux de l’expérimentation esthète détachée du monde, ne cesse d’étonner. Malgré ses qualités, Harvey Milk ne provoque pas l’ivresse des cimes d’Elephant ou Last Days. Son prochain film est tourné en ce moment même à Portland, le suivant est en cours d’écriture avec Bret Easton Ellis. Son incessant déplacement se poursuit. Autre tentative de repositionnement US : Richard Kelly, dont le thriller The Box tentait d’effacer le bide de Southland Tales. Le jeune cinéaste ne manque pas d’inspiration, mais n’a pas encore réussi son grand film crossover.
David Fincher a réussi avec L’Etrange Histoire de Benjamin Button une très belle médidation sur le passage du temps et l’usure des corps confrontés à la permanence des sentiments. L’inégal Steven Soderbergh, en revanche, a connu une année très prolifique. Entre un énorme biopic
mi-zen mi-baroque (Che), un très beau film indé en DV sur le quotidien d’une prostituée (Girlfriend Experience) et le brillant portrait d’un flamboyant imposteur (The Informant!), le cinéaste finit, en cherchant dans toutes les directions, par trouver à tous les coups.
Pour finir ce tour d’horizon, on notera les endroits dans le monde où quelques lueurs sont apparues sur la carte : en Grèce, deux films intrigants ont retenu l’attention (Canine, Strella) ; en Iran, A propos d’Elly et Les Chats persans ont un peu déplacé l’idée (kiarostamienne) qu’on se faisait du cinéma d’auteur national. Samson & Delilah en Australie, Ce cher mois d’août au Portugal, La Nana au Chili, Le Chant des oiseaux en Espagne comptent parmi les signaux solitaires et singuliers qui ont capté l’attention.
Dans une année marquée par les films à “grand sujet” (qui a valu une Palme d’or au solennel Ruban blanc de Michael Haneke), y a-t-il encore une place pour un cinéma d’esthète ? Les incantations métaphysiques de Lars von Trier (Antichrist), en dépit de la reconnaissance du travail de Charlotte Gainsbourg, ont laissé par mal de monde à l’entrée. Et malgré sa grâce souveraine, The Limits of Control de Jim Jarmusch a désarçonné jusqu’à certains fans du cinéaste. Certains auteurs prestigieux n’ont pourtant pas renoncé à réflechir à la fois à la puissance et aux limites de leur outil en livrant quelques films entièrement autour du cinéma. C’est le cas de Tsai Ming-liang avec Visage et Pedro Almodóvar avec Etreintes brisées, deux façons opposées (l’une déflationniste et mortifère, l’autre lyrique et romanesque) d’envisager le récit d’un tournage de film.
C’est aussi le cas de Marco Bellocchio et de Quentin Tarantino. Vincere et Inglourious Basterds ont en commun d’avoir mis en perspective l’histoire du cinéma et l’histoire du XXe siècle, et d’étudier la façon dont le médium s’en est accommodé, mais peut aussi reproblématiser l’histoire des différents fascismes. Fougueux, inspiré, intelligent de bout en bout, Vincere est une des plus belles réussites de Bellocchio. Quant à Inglourious Basterds, c’est une réussite inouïe. Une sorte d’examen à la fois critique et amoureux de toutes les images du cinéma, celles qui mentent, trichent, font le jeu du mal et celles qui sauvent, métissent, libèrent. A la fois le film le plus théorique de l’année et aussi le plus jouissif. Logiquement, notre préféré.
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