Reportage au sein de l’estuaire du Gouessant, près de Saint-Brieuc, là où les algues vertes générées par le lisier et les nitrates viennent s’accumuler avec les marées pour aboutir à un paysage terrible, surcontaminé à l’hydrogène sulfuré.
Masque à gaz, encordés… Nous ne sommes pas très loin des plages et pourtant voilà l’attirail nécessaire pour aller dans l’estuaire du Gouessant, près de la baie de Saint-Brieuc. Un site auquel on accède grâce à Yves-Marie Le Lay, de l’association Sauvegarde du Trégor, qui a accepté de nous y guider. Alors qu’on chemine vers les berges de la rivière, des plaques d’algues vertes desséchées forment comme un suaire blanc sur la végétation, complètement étouffée. C’est un peu l’idée qu’on se faisait du paysage apocalyptique façon Mordor lorsqu’on lisait l’épopée de Frodon, porteur de l’anneau chez Tolkien.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si le masque à gaz est nécessaire, c’est pour éviter de mourir en quelques minutes, si on avait le malheur de crever de ses bottes le tapis d’algues vertes desséchées et putréfiées un peu plus bas. Un risque confirmé par un rapport du Centre d’étude et de valorisation des algues (Ceva) resté malheureusement peu connu du public à sa sortie en 2011*. Le danger est patent, surtout si on révèle à l’air libre une poche d’hydrogène sulfuré particulièrement concentrée. Ce gaz inflammable, contre lequel les milieux professionnels se protègent avec d’infinies précautions, est une sorte de poison violent comparable au cyanure.
Or, avec la canicule et l’appel d’air provoqué chez les porchers bretons par l’hécatombe due à la peste porcine en Chine, premier pays producteur et consommateur de porc au monde, le flot d’algues vertes n’est pas près de se tarir. Un facteur aggravant alors que les déjections porcines massives, générées par le boom de la consommation de charcuterie industrielle en grandes surfaces, sont un problème de fond depuis 50 ans.
« Remobiliser tous les acteurs »
Alors Greenpeace contre-attaque. L’ONG vient de saisir le Conseil d’État à propos d’un décret récent visant à simplifier les procédures pour autorisation d’exploitation, notamment d’élevages de porcs. « Face à la crise et aux marées vertes, la première mesure devrait être d’interdire toute nouvelle ferme-usine, en particulier sur le territoire breton », écrit Greenpeace dans son communiqué. Pourtant des efforts d’auto-contrôle ont été faits ces dernières années. Mais pas assez ?
« Il faut remobiliser tous les acteurs », convient Loïg Chesnais-Girard, président de région Bretagne. Selon lui, « en dix ans, nous sommes passés de 45 mg à 25 mg de nitrates par litre mais à partir d’un certain seuil, cela devient très difficile de baisser. Peut être que nous avons fait trop de communication positive, le ‘ça va mieux’ n’était peut-être pas approprié. Il y a 1.000 exploitations agricoles en amont de la baie de Saint-Brieuc. Depuis deux ans, ici, ça ne baisse plus. Mais à Lannion, on a gagné 1 mg cette année. »
Ancien cadre chez LCL ayant succédé à la tête de l’exécutif régional à Jean-Yves Le Drian, Loïg Chesnais-Girard ne nie pas la part de responsabilité structurelle du système bancaire, à travers les prêts au monde agricole, dans ce profond déséquilibre de l’écosystème ayant généré ce danger sanitaire : « Il y a probablement eu des bulles mais on ne peut pas arrêter la production, changer de modèle et redémarrer de zéro, il y va de notre souveraineté alimentaire. Je préfère soutenir les éleveurs engagés dans des pratiques plus vertueuses et les 200 agriculteurs par an qui passent au bio. »
L’éternel problème des épandages de lisiers
Côté industriels, à la Cooperl, puissante coopérative locale avec 5,8 millions de porcs en 2017, une centaine d’éleveurs se sont attachés à réduire leurs épandages de lisiers à hauteur de 500.000 mètres cubes par an. D’après la Cooperl, « 65 000 tonnes de matières organiques issues d’élevages sont collectées, déshydratées et granulées » et transformées en engrais ensuite exportés « dans plus de 30 pays dans le monde (Portugal, Vietnam, Costa Rica…) ».
La Cooperl s’est aussi lancée dans un projet de méthaniseur géant, procédé permettant de produire de l’énergie à partir de produits agricoles, dont du lisier, même si d’énormes incertitudes demeurent concernant la dangerosité en soi de la méthanisation. Le lisier des porcheries costarmoricaines déversé dans les rivières est de loin la principale source de prolifération des Ulva Armoricana, ces fameuses algues bretonnes qui, sous l’action de marées hautes puissantes et fréquentes, remontent jusqu’aux rives du Gouessant où elles s’entassent après avoir pullulé en baie de Saint-Brieuc. Là, elles s’accumulent par strates depuis les années 70, se décomposant au soleil couche après couche.
Des seuils susceptibles de foudroyer un cheval
A Gouessant, aucun panneau n’indique le danger. Ceux posés par l’association locale Sauvegarde du Trégor ont été prestement escamotés, peut-être jugés trop anxiogènes. Pourtant, l’hydrogène sulfuré est un toxique violent, qui a la particularité, passé un certain seuil, d’anesthésier le nerf olfactif qui pourrait aider à alerter sur sa présence, quand il approche des seuils susceptibles de foudroyer un cheval.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé il y a dix ans, pas très loin, à Saint-Michel-en-Grève, lorsqu’un équidé a succombé dans la vase, intoxiqué par les émanations de sulfure d’hydrogène, son cavalier échappant de peu à la mort. Jean-René Auffray, joggeur de 50 ans, lui, a péri à Gouessant en 2016, près de l’endroit où s’était déjà déroulée cinq ans avant une véritable hécatombe de sangliers. Une autopsie a été réalisée, mais trop tardivement, et n’a donc pas permis de déterminer clairement les causes du décès. Sa veuve vient de saisir la justice afin d’obtenir la reconnaissance de la responsabilité des autorités publiques.
Terrassé au pied de son camion
Sur cette funeste liste, on peut ajouter les chiens de la baie d’Hillion en 2008 ou Thierry Morfoisse, terrassé au pied du camion avec lequel il convoyait des tombereaux d’algues vertes. Mais pas le jeune ostréiculteur récemment décédé dans la baie de Morlaix, selon de récentes analyses toxicologiques. Les pouvoirs publics ont prestement fait procéder à l’examen du corps, Morlaix ne figurant pas encore parmi les zones bretonnes sérieusement impactées par les algues fermentées.
Yves-Marie Le Lay considère pourtant comme une avancée sérieuse le fait qu’il ait été autopsié : « C’est la première fois qu’une autopsie est pratiquée tout de suite après le décès, la prochaine fois, le procureur ne pourra pas se dérober, sinon on finira par considérer qu’il n’en diligente que lorsque ça l’arrange ». L’œil du cyclone des calamiteuses algues vertes demeure à Gouessant, dont des photos de 1968 attestent à quel point le paysage s’est depuis dégradé.
Le détecteur de gaz s’affole
Au sein de cet estuaire, la décomposition est tellement carabinée que l’hydrogène sulfuré teinte la vase d’un jus noir d’encre qui annihile tout biotope, alors que l’endroit est classé zone Natura 2000 et qu’il a donc pour vocation d’être un habitat naturel exceptionnel protégé pour des espèces comme les loutres. On devine bien quelques remous dus à un mulet, coriace poisson de passage tandis qu’un groupe de mouettes nous fixe au loin, comme agacées et accusatrices. Mais par endroits, là où le hasard des échouages a concentré les dépôts d’algues, le bip du détecteur de gaz s’affole. Assuré par une corde, dans le sifflement immersif de son masque respiratoire, on descend le long de la berge fangeuse, on creuse le limon avec une petite pelle métallique pour mesurer quasi immédiatement 20 ppm (le ppm étant l’unité de mesure de pollution, la partie par million de molécules d’hydrogène sulfuré).
20 ppm, c’est déjà deux fois la valeur limite admise pour le personnel des plates-formes d’extraction pétrolière, des milieux industriels, des égouts… Un peu plus bas, Yves-Marie Le Lay, dans la fange jusqu’à mi-bottes, mesure plus de 200 ppm avec son capteur. « Le compteur de mon capteur se bloque à 500 ppm », expliquera-t-il un peu plus tard. « Mais même s’il ne l’a pas délivrée sur le moment, sa mémoire a enregistré la maximale qu’il a rencontrée : 650″. Yves-Marie presse une ou deux fois l’interrupteur de son petit boîtier jaune et le chiffre apparaît bel et bien. À 1.000 ppm, la mort par œdème pulmonaire est très rapide et imparable. De tels taux ont pu être mesurés à Saint-Michel-en-Grève par exemple.
Après s’être éloigné un peu des berges du Gouessant, Yves-Marie Le Lay tente une expérience avec une « gravette », un de ces petits vers de vase qui constellent de petits trous le relief non pollué par le gaz toxique. Il en prélève un dans une motte épargnée qu’il enfouit dans une autre noircie.
Lorsqu’on revient quelques minutes plus tard, le ver a refusé cet habitat qu’il a visiblement jugé impropre. ll s’est enfui, à l’extérieur de ce milieu naturel mutant imposé. Les promeneurs devraient pouvoir en faire autant. Si seulement ils étaient avertis du danger…
*D’autres documents corroborent cette extrême dangerosité, que ce soit le rapport d’étude de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) du 29 août 2011 ou les explications du chercheur à l’Ifremer Alain Ménesguen dans Les marées vertes, 40 clefs pour comprendre (éditions Quae, pages 69 à 71).
{"type":"Banniere-Basse"}