Alors que sont réédités son seul livre et une biographie, et qu’on le retrouve en personnage du prochain film d’Eva Ionesco, itinéraire d’un jeune homme aussi destroy qu’intègre.
C’est une scène de petit matin, comme il se doit. Déboule rue Mouffetard quelque chose comme un gang punk : des garçons, des filles, ils ont la beauté des mannequins et ils en ont l’arrogance. Les commerçants de la Mouffe regardent cette horde qui sort de club avec l’inquiétude des conducteurs de carriole, dans les westerns, quand débarquaient les tueurs à gages le plus affûtés.
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Des apaches Belle Epoque, faisant tache dans le paysage de la France qui se lève tôt. Ils le savent et ils en jouent, exagérant chaque geste, riant fort, descendant des escaliers imaginaires avec un truc en plume, des seins en pointe, des chapeaux extravagants, des vêtements délirants. Le ciel est blanc, l’air est chargé, il y a de la neige partout, dehors, dedans.
Les branchés du Palace, des Bains ou du Privilège sont à vendre ou à admirer
Dans ce troupeau de beautés afterpunk (Farida Khelfa, Bambou, Sapho…), collé à un étal aux poissons, on le remarque tout de suite, bien qu’il soit le plus petit, le plus malingre, le plus tordu, le plus ingrat, ses cheveux longs et gras sont collés avec une raie sur le côté – même de face il paraît de profil. Il porte une veste de smoking grenade à reflets bleus phosphorescents, à base de paillettes en plastique ou quelque chose de ce genre.
Il regarde Farida découper un homard. C’est Paca. Alain Pacadis, dans un clip de mode tourné par William Klein fêtant l’avènement d’un nouveau prince de Paris : Jean Paul Gaultier. On doit être aux alentours de 1984, la mode est dans la rue. Les branchés du Palace, des Bains ou du Privilège sont à vendre ou à admirer sur les tréteaux, entre les tomates et les poireaux.
Il y a quelque chose dans ce fashion clip de Klein d’une métaphore visionnaire : avec les années 1980, le nightclubbing et sa faune viennent de rencontrer l’économie de marché. L’underground, le punk, la marge ont choisi le luxe, la mondanité comme dernière frontière, au risque de se faire avaler tout cru.
Mais chacun pense avoir une carte à jouer dans cette ère qui commence, où pour l’instant c’est amusant de se mélanger, de s’infiltrer les uns les autres. Un jour, bien sûr, ça tournera sinistre ou cynique, mais là, rue Mouffetard, avec Paca et son homard, c’est presque comme une provocation, une superposition maladroite de trucs hétéroclites.
Yves Adrien lui parle de punk dès 1973
Paca ? Il faut bien commencer par le début, et le raconter par étapes : la naissance à Paris en juillet 1949, puis les études, studieuses, histoire de l’art et philosophie (jusqu’au doctorat, évidement en esthétique). Mai 68 vient d’avoir lieu, mais croit avoir échoué, la jeunesse française réapprend l’ennui. Paca se lance dans un long voyage tiers-mondiste (Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan).
“Et puis un beau jour je me retrouve sans fric à Katmandou sur les marches du temple des Singes. Mon blouson de cuir clouté d’étoiles de métal est déchiré, des hippies américains me fournissent de l’héro tous les jours mais je suis fatigué. J’ai pour tout bagage un petit sac en toile avec quelques cassettes du Velvet Underground. Je veux rentrer, me laver de toute cette crasse freaky”, écrit-il en introduction de son seul livre, Un jeune homme chic.
1973, de retour à Paris, il fait la rencontre d’Yves Adrien, le rock critique ultime, qui le branche sur les Stooges et lui parle déjà de punk. Leur amitié ne sera jamais démentie, pas plus que leur complémentarité : Yves théorise dans une écriture aiguisée des visions qu’Alain vulgarise, via des articles plus immédiats.
en avril 1980 © Christian Poulin
Des critiques rock d’abord, des chroniques de nuit ensuite, toutes quasiment rédigées dans un style que l’on pourrait croire américain, mais qui ont une douceur qui les rattachent encore à une mélancolie française apprise chez Proust ou Jean Lorrain. Il partage alors sa vie avec des travestis et des trans qui, quand il n’y a plus rien, tapinent au Bois ou à Pigalle. Walk on the wild side.
Dans le Trans Europ Express pour rencontrer Kraftwerk
1976-77, le punk longtemps espéré déferle enfin comme une vague depuis New York et Londres, et Paris a sa scène autour de groupes tels qu’Asphalt Jungle et Metal Urbain. Mais ce sont les Stinky Toys emmenés par Elli et Jacno que Paca va adopter, soutenir, suivre, élire en demi-dieux, chronique de nuit après chronique de nuit (il écrit dans Libération depuis juin 1975).
Avec eux, il va au mariage de Loulou de la Falaise et Thadée Klossowski, amène les épingles à nourrice au milieu d’un parterre de gens distingués, parmi lesquels Saint Laurent, vomit dans le Trans Europ Express qui les amène à Düsseldorf rencontrer Kraftwerk et fait l’ouverture du Palace, en mars 1978.
Et cette attitude faite de mondanité destroy le rend indispensable au paysage. Qu’il soit passablement défoncé, voire laid à la limite du repoussant (paraît-il), n’enlève rien à sa cote d’amour : il y a chez lui une part émouvante, drapée de drôlerie et d’absolue honnêteté intellectuelle. Il suffit de revoir sur YouTube son passage à Apostrophes.
Ses provocations sur le nucléaire (devant un écrivain baba qui croit mourir) n’en sont pas, elles révèlent toujours le fond de verre politique d’une génération, d’une jeunesse que les adultes ont voulu abattre et qui leur renvoie à la gueule des signes vides de sens : une svastika par exemple, qu’il porte alors qu’il est juif, par goût du détournement impossible. Tout cela le rend non pas puant mais unique.
Les punks chez les mondains
“S’il y en avait un qui, à Libé, savait rire de lui-même, c’était bien Paca”, se souvient Olivier Séguret, plus jeune que lui encore au sein du journal, béat d’admiration, et qui le fournissait en invitations quotidiennes pour des cocktails. “Je le revois encore nous racontant que quelqu’un l’avait encore une fois confondu avec Patrick Topaloff (un comique de boulevard ahurissant de nullité, alors célèbre – ndlr)… »
« A Libé, il avait une cote fantastique auprès des clavistes, des secrétaires de rédaction. Son érudition, sa gentillesse, sa pauvreté peut-être, cachée sous l’énergie punk, étaient troublantes. C’est, j’imagine, ce qui a dû aussi lui permettre de pénétrer les cercles branchés les plus huppés, les plus fermés…” Ou de gagner l’affection d’un Serge Gainsbourg, qui voit en lui une sorte de fils, ou du moins le descendant d’une même lignée d’écorchés.
Les punks chez les mondains… Paca, jeune homme chic et sale, a rêvé, en bâtissant le mythe du nightclubber, d’une mondanité de la fange qui pousserait la porte d’un Death Club et les restes encore chauds du punk et rejoindrait la vraie décadence, les vrais fruits pourris : les aristos dégénérés, les gens de pouvoir, l’élite et les écrivains.
On y danserait diskö, novö, dans un même élan poudré. Le Palace a été pour lui le laboratoire de ce mélange explosif qui porte le nom de nightclubbing. Alain Pacadis en a-t-il été l’observateur, la main courante, le théoricien, le fou du roi, la gargouille ou l’indispensable miroir média sans lequel toute agitation des uns autour des autres serait parfaitement inutile ? La question se pose encore, il faut croire.
Paca est partout en cet automne-hiver 2018-19
Car Paca est partout en cet automne-hiver 2018-19 : un éditeur suisse, Héros-Limite, réédite son seul livre, Un jeune homme chic. Une merveille de journal, un jeu de notes rassemblées en trois jours et trois nuits, en 1978, pour le compte du Sagittaire.
La maison d’édition Le Mot et le reste en profite pour ressortir, pour la troisième fois, Itinéraire d’un dandy punk, la belle biographie que deux journalistes, Alexis Bernier et François Buot, lui avaient consacré, en 1994. “Dans quel état a-t-on trouvé sa légende au début des années 1990 ? Il n’y avait plus rien. Son nom ne voulait plus rien dire”, se souvient Alexis Bernier.
Enfin, Paca hante Une jeunesse dorée, le second film de celle qui fut son amie, Eva Ionesco : elle avait 13 ans, il en avait presque 30, ils s’amusaient bien, le Palace était à eux, comme il était à Farida et à Vincent Darré, à Philippe Krootchey et Guy Cuevas, à Paquita Paquin et à Philippe Morillon, à Thadée Klossowski et à Loulou de la Falaise, à Edwige Belmore et à Yves Adrien, à Elli et à Jacno, à Pauline Lafont et à Pascale Ogier.
Ce qui est bizarre, dans ce film qui enfin le respecte, c’est que tous les autres personnages, à commencer par Eva elle-même, ont des noms d’emprunt. Mais pas Paca. C’est le seul qui ne soit pas un personnage de roman à clef, mais un morceau de réalité. Paca ne se romance pas. Ou alors, autre hypothèse : Paca est dans le film d’Eva Ionesco (joué par Hugo Dillon), comme un corps en trop, un corps documentaire, à qui on ne peut enlever ses défauts d’origine sinon il tombe.
Une greffe impossible avec le réel
Il entre dans quelques scènes, toujours par effraction, bord cadre. Sa vie devait ressembler à cela. “Il est cinq heures, je me réveille avec une formidable envie d’aller prendre un chocolat africain chez Angelina. Mais voilà, je n’ai plus d’argent et les banques sont fermées. Quand je me réveille, les banques sont toujours fermées, c’est pour cela que je ne dîne jamais et que tout le monde dit de moi tu as vu comme il est malingre.”
Cette entrée en matière d’une chronique de Pacadis est parue dans Libération, le 21 mars 1977. Elle dit mieux que personne ce sentiment mêlé d’enjolivement du sordide en une sortie romanesque et sa greffe impossible avec le réel.
“Paca a toujours été à côté, c’est ce que je retiens de lui : il était pédé chez les punks – et s’il y a bien une chose avec laquelle les punks avaient un problème pas réglé, c’était bien l’homosexualité. Il était un doctorant en philo chez les junks. Il était un corps moche chez les gens de la mode qui placent la beauté plus haut que tout. Il était pauvre chez les très riches, et enfin il est mort étranglé par son amant quand tout le monde mourait du sida.”
Quand Olivier Séguret l’a connu à Libération, au mitan des années 1980, Paca connaissait alors sa grande période “showbiz” : le quotidien, d’après une idée lumineuse de son chef culture Bayon, l’envoyait interviewer des stars de la variété (Rika Zaraï, Serge Lama, Sheila…).
Cela donnait des choses d’un décalage magnifique comme l’attaque de son papier sur Chantal Goya, le 30 novembre 1984 : “Je pénètre dans la loge de Chantal Goya pour une interview et dois attendre que les gosses pistonnés récoltent leurs autographes. Sur le canapé high-tech trône un Snoopy. Chantal porte une robe rose en tulle, genre fée. Nous buvons du champagne.”
Ces quelques lignes contiennent toute la douce merveille du style Paca, injectant du poison sous une forme de caresse, ou l’inverse. Il y a un effet troublant à le lire : on croit aller vite, nager en surface. Et puis, on referme le livre, on sort dans la rue, qui était hideuse hier, et là elle se change sous son influence. On peut lire Paca avant de sortir le soir, pour prendre des forces.
De là, sans doute, sa postérité, encore aujourd’hui, chez les millennials. Il continue de servir de modèle, d’absolu. Pourtant, si on écoute son biographe Alexis Bernier, “aujourd’hui, Paca ne tiendrait pas cinq minutes”.
« Paca, c’est le croisement d’un être, d’un média et d’une époque »
Nous, on rêve d’un Pacadis à Berlin, errant de club queer en after infinie. On rêve Paca sur Instagram, taggant ses amis célèbres pour masquer sa vie dans un dix-neuf mètres carrés et sa misère affective. On est tous devenus des Pacadis en puissance et lui ne nous survivrait pas ? “Non, parce que Paca c’est le croisement d’un être, d’un média et d’une époque. Libé – les journaux sont toujours plus grands que ceux qui les écrivent –, la charnière entre les idéaux en crise de L’Après‑mai des faunes et le vide éblouissant des années 1980. »
« Et lui, au centre, avec son innocence. Cette innocence-là, elle est devenue impossible, et sans innocence, sans cette capacité qu’il avait en une même chronique de suivre le désenchantement et le réenchantement, on ne peut comprendre sa dimension naturelle. Voilà pourquoi on ne peut répéter Paca.”
Pacadis a été une sorte de grille, de catalyseur, de messager. Tout le monde finit tôt ou tard par se fantasmer à travers lui. L’exemple le plus délirant est cette lettre pornographique envoyée à Libé en 1978 par un mystérieux VXZ 375 : “Comment j’ai enculé Pacadiz (sic)”, et que le journal, en plein punk, s’empresse de publier.
Alain Pacadis a quitté la scène le 11 décembre 1986
“Moiteur équatoriale et hurlements des New York Dolls. On s’est fait murmurer des souffles, respirer fort, suer, râler, on s’est frottis-frottés pour commencer. Astika-stikastique”… et ainsi de suite jusqu’au râle. Le mystérieux expéditeur s’appelle encore Bruno T. et bientôt entrera à Libération par la grande porte, sous le pseudonyme Bayon et, passé rédacteur en chef culture, protègera Pacadis, le mettra en scène, l’honorera, plutôt que de l’enculer.
De toute façon, Alain Pacadis a quitté la scène le 11 décembre 1986. Olivier Séguret : “J’étais à Berlin, sur le tournage des Ailes du désir, de Wenders, on a reçu un coup de fil. Quelqu’un à Paris nous a appris qu’il était mort dans la nuit, étranglé dans des circonstances troubles par son amant, François Laurent. Un jeu sexuel qui aurait mal tourné ? Je ne saurais dire, et je me l’interdis. »
« La veille ou l’avant-veille, je l’avais croisé par hasard près du canal Saint-Martin, qui à l’époque était désert, et on avait fini par manger ensemble. Il avait fait rire aux larmes ma cousine Eve qui le rencontrait pour la première fois et dont il était devenu instantanément l’ami. Elle ne l’a vu qu’une fois, elle le pleure encore. Si au-delà des clichés sur la mondanité ou le dandysme, on pouvait aussi raconter cela, cet attachement qu’il inspirait…”
Ou faire entendre encore une fois son écriture. Dans Un jeune homme chic, à la date du 18 décembre 1976, parlant d’un film totalement underground de Philippe Garrel, Le Berceau de cristal, avec Nico pour actrice, Pacadis nous murmure, la main collée à la bouche comme il le faisait toujours, sa conclusion parfaite : “C’est un film tragique, puisqu’il se termine par la mort. Mais c’est avant tout un voyage esthétique.”
Un jeune homme chic d’Alain Pacadis (Héros-Limite), 272 p., 20 €
Alain Pacadis – Itinéraire d’un dandy punk d’Alexis Bernier et François Buot (Le Mot et le reste), 384 p., 23 €
Une jeunesse dorée d’Eva Ionesco. En salle le 16 janvier 2019
Paris Palace circa 1980 ©
Marie-France, Patrick Eudeline, Alain Pacadis, Dina et Marléne au café Monparnasse, en 1978
© Alain Bali
Avec Lio au Moulin Rouge, en 1981
Avec Eva Ionesco
lors de la fête
“Magic City” donnée par Loulou de la Falaise et Thadée Klossowski au Palace,
le 12 avril 1978
© Philippe Heurtault
avril 1980 dans les locaux de Libération Christian Poulin
Alain Pacadis par Vincent Lacoste
“Quand j’étais ado, j’écoutais du punk. D’abord anglais. Et j’ai voulu découvrir le punk français. Très vite, je suis tombé sur la figure d’Alain Pacadis, chroniqueur à Libé, roi du Palace. A 15 ans je me suis pris de passion pour lui. J’ai dévoré ses livres, j’adorais son allure de vampire. Sa façon hyper gonzo de concevoir le journalisme était totalement dingue. Pour moi, la plus grande figure du punk en France, beaucoup plus qu’aucun musicien, c’est lui.”
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