Dans le cadre de notre dossier spécial sur la réalité virtuelle (publié dans notre numéro du 31 mai), nous avons interrogé l’écrivain de science-fiction Alain Damasio, auteur de « La Horde du Contrevent » (La Volte, 2004) et cofondateur de la société de jeux vidéo Dontnod Entertainment. Entretien.
Quelles expériences en réalité virtuelle as-tu déjà faites ?
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Alain Damasio – J’ai d’abord eu quelques expériences de jeux « forains » où tu survoles la Terre ou tu es immergé au milieu de l’océan, puis des démos plus sensibles où tu te retrouves sur une scène de cirque ou dans une yourte en Mongolie. Ensuite, j’ai eu la chance d’explorer l’univers génial de Marc-Antoine Mathieu dans S.E.N.S, produit par Red Corner, j’ai vécu le très bon film I Philip de Pierre Zandrowicz, sur la musique de mon ami Rone, j’ai expérimenté aussi Portrait (e)mouvant de Joséphine Derobe, une œuvre troublante et belle, sur la présence physique d’un corps… J’ai aussi eu la chance de tester plusieurs projets dans le cadre de ma présidence à la commission Nouvelles Technologies en production du CNC.
Qu’est-ce que tu en retiens ? Pourquoi est-on fasciné par cette nouvelle technologie ?
La réalité virtuelle est une très vieille idée en science-fiction et son émergence était très attendue, surplombé par un nuage bien formé de poncifs préconçus. Par exemple que l’immersion plus complète irait de pair avec une intensité plus grande des ressentis, qu’il y aurait un saut quantitatif dans la densité de l’expérience. Ces poncifs congruent admirablement avec l’idéologie performative du techno-capitalisme qui a besoin de pouvoir « vendre » une performance accrue des systèmes pour justifier des montées en gamme et une consommation sans cesse renouvelée des matériels. Le relief, la TV 3D, les consoles nouvelle génération nous ont été vendus sur ces promesses avec, malheureusement, beaucoup de déception sur la qualité de l’expérience en stéréoscopie par exemple.
La « fascination » de la VR était donc déjà largement pré-scénarisée, postulée et médiatisée avant d’être une expérience authentique et forte. Pour l’aborder avec sang-froid, il fallait d’abord racler cette couche de faux désirs et d’attente préfabriquée.
Personnellement, je trouve la performance technique encore faible, notamment en terme de résolution optique et de confort d’utilisation, ce qui ne m’empêche pas de considérer qu’on est en face d’une technologie réellement puissante, qui peut et va apporter un rapport neuf à l’art audiovisuel et vidéoludique : films linéaires et interactifs, fictions et expériences hybrides, documentaires, jeux vidéos, tout va en être renouvelé. S.E.N.S ou des projets comme Seven Lives de David Calvo et Jan Kounen sont la preuve que cet art peut devenir splendide et ouvrir des imaginaires encore inouïs.
Dans quels domaines les effets de la réalité virtuelle te semblent-ils les plus prometteurs, ou suscitent-ils le plus ta curiosité ?
Ma première vraie surprise a été de constater que ce qui était le plus puissant pour moi dans une expérience de réalité virtuelle, c’était le rapport à l’autre — à la présence physique de l’autre, en situation, à côté ou en face de moi. L’expérience d’un regard, de l’échange possible, à hauteur d’homme. L’œuvre de Joséphine Derobe par exemple est hautement sensorielle, elle te place dans un hors-lieu où sa présence (c’est un autoportrait) te trouble, te sollicite, t’oblige à la regarder et à répondre silencieusement, par ta propre présence. C’est d’autant plus dérangeant que son corps et son visage ne sont qu’un persona en relief au fond, qu’un artefact, sauf que le photoréalisme, la qualité du relief, la proximité spatiale et la clôture de l’expérience te redonne vraiment la sensation d’être face à un être humain.
À un moment donné, tu te dis « ce n’est qu’un artefact, elle ne sait pas que tu es là, tu n’as pas à échanger quoi que ce soit”, pourtant tu te sens engagé, il y a une forme d’attirance, presque un jeu de séduction. Ces sensations, je les ai retrouvées chaque fois que la VR m’a mis en présence d’un corps. Je sens que ça ouvre un champ très prometteur là où on ne l’attendait pas pour ce médium.
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Je veux dire que, comme souvent, on nous a d’abord vendu et on nous vend énormément ce que j’appelle de « l’art forain » à savoir des expériences extrêmes, spectaculaires et impressionnantes, souvent en première personne, « à la place de… » : à la place d’un plongeur, d’un cosmonaute, d’un aigle, d’un base-jumper, d’un parachutiste, d’un pilote de F1, etc. Ou des mises en situation fondées sur le divertissement, des immersions jouissives dans des espaces rares et fascinants, ce que Marie Blondiaux (responsable développement chez Red Corner, ndlr) appelle « l’enchantement enfermé » de la VR – et qui peut être sa source la plus évidente de succès : nous isoler hors d’un monde compétitif et laid dans des univers radieux où l’on plane, côtoie des baleines, regarde des éléphants dans les yeux, descend le Grand Canyon en raft…
Par rapport à ce fonds de commerce de la VR, qui relève de l’évasion, d’une échappée égotiste hors du monde, il existe potentiellement un art inverse, qui serait fondé sur le rapport à l’autre, l’émotion d’une présence et d’un échange, d’une contemplation radicale de l’autre, d’une écoute de sa présence que ne permet pas forcément le monde réel. Je sens comme la possibilité de redécouvrir la beauté d’un visage, d’une émotion, d’un geste anodin, par la VR. Et partant, des possibilités narratives qui ouvriront sur une empathie plus profonde aux personnages d’un film ou d’un jeu, un ressenti plus viscéral.
Des créateurs comme Kounen, Charles Ayats ou David Calvo s’emparent déjà de la VR pour en faire une machine à recréer du lien, une forme d’amour des autres et du monde, un médium qui te rapproche donc du monde plutôt que t’en couper. C’est très inattendu et réjouissant.
Quels risques soulèvent ces nouveaux dispositifs en VR ?
Le plus évident est justement cette coupure physique et contextuelle qu’implique la VR. Le fait que vision et ouïe soient simultanément préemptées par l’expérience t’abstrait totalement du monde alentour et t’en abstrait sur les deux vecteurs sensoriels prioritaires de l’être humain. Ajoutes-y les gants à retour de force et quelques dimensions haptiques et tu as un décrochage complet du contexte où tu joues. Alors qu’on était jusqu’ici habitué à pouvoir jouer devant un écran tout en jetant un œil à la fenêtre ou en saluant un pote qui passe, ou encore à écouter une fiction radio en regardant un couple dans le métro. Cette contextualisation spatiale nuisait certes à l’intensité de l’immersion mais la « relativisait » aussi avec bonheur. On pouvait rester co-présents.
Avec la VR, le risque est clairement autistique ou “otakuesque” ! Pour des gens mal à l’aise dans leur réalité quotidienne, semi-dépressifs, pour des ados qui ont du mal à construire leur rapport aux autres, le risque d’addiction et d’apnée est massif avec la VR. Il y a un danger supérieur de clôture, couplé à une sensation ultra-déceptive quand on enlève le casque. Il peut devenir extrêmement difficile d’expliquer à un ado qu’il doit se confronter au réel pour grandir quand on lui propose des univers parallèles aussi beaux, empuissantants, jouissifs et valorisants. On entre dans une compétition des réalités dont on ne sait pas si notre relation précieuse et belle à l’altérité ne va pas ressortir perdante.
Comme pour le cinéma et le jeu vidéo, où la concentration capitalistique produit trop d’œuvres formatées et dégradantes, la VR « d’art et d’essai » va être décisive pour en faire un médium qui nous pousse vers… notre pente naturelle, mais que ce soit en montant ! Qui nous rende donc riches et fécondés d’expériences fines et singulières. Et pas qui nous fasse descendre vers les grands boulevards du divertissement, lequel sollicite notre cortex préhistorique (peur, désir, pouvoir) déjà surinvestis par les blockbusters : empowerments virilistes, exaltation d’une sexualité pulsionnelle par le porno VR, VR d’horreur ou de thrill faciles à susciter, waouh-VR à la con, etc.
Le combat commence et passera aussi par des dispositifs d’aides intelligents, comme le met en œuvre le CNC, pour l’instant. Que nos impôts servent à ça, ça m’enthousiasme et ça devrait être davantage salué.
Si la réalité virtuelle se démocratise, et qu’une nouvelle génération grandit avec, penses-tu que, subjectivement, les souvenirs du monde virtuel seront équivalents aux souvenirs du monde réel ?
Des expériences VR que j’ai eues, j’ai le sentiment que l’empreinte mémorielle y est plus forte, oui. J’ai des souvenirs de S.E.N.S et de I Philip que je ne peux pas distinguer de souvenirs « réels » comme la présence de Joséphine, que j’ai côtoyée aussi dans le réel. On sait que le cerveau distingue mal une image réelle d’une photographie vue, que les deux sont stockées de façon quasi-identique dans le cerveau. Le fait de s’immerger debout a un rôle dans l’enregistrement sensoriel de la réalité virtuelle, j’en suis convaincu. Comme le fait d’être situé dans un espace généralement assez vaste, où proximité et distance fonctionnent en VR comme dans le monde réel. Enfin, la généralisation des casques binauraux et donc d’une perception spatialisée du son, achève d’ancrer l’expérience dans la mémoire.
Donc oui, on peut s’attendre à voir une nouvelle génération pour qui mondes réels et virtuels alimenteront tout autant la sédimentation mémorielle. D’où une responsabilité décuplée sur la qualité des expériences qu’on entend faire vivre aux virtués !
A force de vouloir repousser les limites de l’esprit, ne va-t-on pas mettre en danger notre intégrité physique ?
Ce qui me frappe, c’est la tendance de fond anthropologique que traduisent ces évolutions technologiques. Une évolution n’est jamais neutre, elle est sociale avant d’être technique, comme le montrait Deleuze. Et ce qui transparaît est une quête d’outremonde. Comme si le nôtre ne pouvait, ne saurait suffire. Une quête d’univers parallèle, de second monde, ou d’altermonde plus intense, plus confortable, plus plaisant que ce que nous offre notre situation ontologique d’Occidentaux pourtant nantis.
Peter Sloterdijk suggère que l’hominisation a été et demeure d’abord l’aménagement d’une clairière, d’une « couveuse entrouverte » où se développent les mécanismes d’isolation du petit d’homme, sa croissance protégée. On dirait que cette néoténie perdure jusqu’à l’âge adulte et appelle un biotope privilégié : la réalité virtuelle, ouverte par des processeurs et fermée par le casque et bientôt la combinaison.
Cet altermonde entend devenir notre nouvelle couveuse où l’on va s’enfanter dans la douceur, la découverte et le plaisir – mais aussi la perversion, la facilité normative, le pulsionnel trivial. La réalité virtuelle fait entrevoir cet espace spirituel dans lequel l’être humain entend vivre, jouer et habiter, grandir, apprendre, se cultiver et se développer. Nous ne créons plus seulement des machines pour arpenter le savoir et synthétiser l’information, pour réticuler la planète comme le font les réseaux : nous créons désormais des machines-mondes où se lover, où loger nos esprits dans des simulations plus désirables que nos réels jugés décevants. Ghost in the Swell (swell = l’enflure, le gonflement, le cocon). Le jeu vidéo n’a eu de cesse d’amplifier ce tropisme. La VR franchit un seuil en impliquant le corps comme jamais auparavant mais toujours sous l’empire du cérébral et du simulé. La priorité absolue reste octroyée au système nerveux central : masse neuronale du cerveau et réseaux de nerfs, pour une simulation optimale de la chair.
Que va devenir notre corps dans ces chrysalides de fibres optiques, de photons et de phonons entrecroisés ? Peut-être un horizon à nouveau vierge, à nouveau neuf et sous-exploré ? Peut-être qu’à force de simuler aussi parfaitement et intensément le réel, on va redécouvrir le miracle de marcher dans une forêt qui sent le champignon ou d’atteindre une crête au-dessus de la mer, dans la stridence d’un cri authentique de gabian ?
Ce qui est sûr est que notre corps sait parfaitement distinguer réel et virtuel, aussi parfait soit le simulacre, aussi poussée soit la reproduction. Sa faculté s’affine même à mesure que la qualité croît, chaque année. Et il me semble qu’au bout, c’est l’immarcescible fraîcheur du réel, d’un visage sous un soleil qui chauffe, qui redeviendra la magie du monde aujourd’hui conjuré, aujourd’hui congédié. Simuler pour mieux apprécier ce qui jamais ne pourra être totalement simulé ?
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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