Une chercheuse analyse le succès d’Al-Jazeera à l’heure des révolutions arabes, et s’interroge sur l’indépendance de la chaîne vis-à-vis de son commanditaire, la pétromonarchie du Qatar.
De Tunis au Caire, d’Alger à Damas, les révoltes arabes des derniers mois se jouent à ciel ouvert, sous le regard hypnotisé de millions de téléspectateurs branchés sur la chaîne satellitaire Al-Jazeera, réceptacle privilégié des soulèvements démocratiques et des colères populaires.
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Fondée en 1996 au Qatar par le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, Al-Jazeera s’est imposée, en une dizaine d’années, comme un acteur central de la scène politique et sociale arabe. Dès 2001, le président égyptien Hosni Moubarak, déchu depuis, aurait dit lors d’une visite des studios : “C’est donc de cette boîte d’allumettes que vient tout ce vacarme ?”
Un média inédit et paradoxal
Avec les révoltes récentes, son identité s’est consolidée, comme si sa courte histoire était déjà celle d’un accomplissement politique. Une histoire d’un média inédit et paradoxal qu’analyse finement la chercheuse Claire Gabrielle Talon dans son livre Al-Jazeera, de la liberté d’expression dans une pétromonarchie. Issue d’une thèse de doctorat soutenue en mai 2010 à l’Institut d’études politiques de Paris, avec Gilles Kepel, cette analyse repose sur plus de cent vingt entretiens menés entre 2005 et 2009.
Selon l’auteur, Al-Jazeera “participe de l’affirmation d’une opinion publique arabe médiatisée”, sans être “la résultante ni d’une politique libérale ni d’une opération de propagande propre à un régime autoritaire, mais le produit d’un système politique spécifique : celui d’un Etat rentier tribal de la péninsule Arabique”.
Dès sa création, le cheik Hamad ben Khalifa al-Thani entendait briser le monopole des Saoudiens sur le paysage médiatique arabe et contribuer à le libéraliser. Des journalistes aguerris de la BBC Arabic Television rejoignirent la jeune rédaction. À ce moment est née “une ambition partagée de participer à une renaissance intellectuelle régionale en réinventant le journalisme arabe”. Cette réinvention passe par un discours critique vis-à-vis du journalisme occidental. Il devient le “ciment idéologique susceptible de souder la rédaction”, et donne à la chaîne son identité originale.
Cette élaboration critique lui confère également “un positionnement à part sur le marché global de l’information”. Claire Gabrielle Talon en détaille les contours et insiste sur sa spécificité : ce qu’elle appelle une “autre scène”. La posture adoptée par les journalistes d’Al-Jazeera remet principalement en cause certains “postulats fondateurs de la profession”, et en premier lieu “le rôle pacificateur traditionnellement attribué au journaliste et à sa quête de vérité”.
La déconstruction du discours occidental va jusqu’au refus du principe de la neutralité journalistique. C’est sur la question sensible de la violence que ce renversement s’opère de manière évidente. En 1998, lors de l’opération “Renard du désert”, en Irak, Al-Jazeera disposait de correspondants au sol lors des premières frappes aériennes, alors que ceux de CNN étaient embarqués dans les bombardiers. En Afghanistan, le dispositif de captation est le même : sur Al-Jazeera, la guerre et les scènes de carnage sont vues d’en bas.
Le refus de censurer les images de violence
La représentation de la violence joue un rôle essentiel dans le discours de la chaîne “en permettant à la rédaction de promouvoir une figure symbolique qui y occupe une place de premier plan : celle du journaliste combattant et martyr”. Le point de vue des journalistes d’Al- Jazeera repose sur ce refus de censurer les images de violence.
“C’est en donnant à voir l’impensé du discours informatif occidental, ses interdits et ses tabous, qu’Al-Jazeera en vint à incarner une autre scène, où furent discutés et mis en cause les principes qui informent la pratique du journalisme en Occident depuis la fin du XIXe siècle : la notion d’objectivité, la centralité du fait, leur rôle consensuel et pacificateur, la conception universelle et cathartique de la vérité, le rôle du journaliste dans la fabrique du consensus, la censure des images de violence.”
En dénonçant la guerre et l’injustice camouflée par le discours de l’information, Al-Jazeera critique “la partialité et la violence dont participe le culte de l’objectivité pratiqué par les chaînes occidentales”. Au-delà de son particularisme sur l’échelle des valeurs journalistiques, Al-Jazeera reste un “objet dérangeant”, en ce sens qu’elle “offre le spectacle d’un dispositif pluraliste institué par un Etat rentier indépendamment de tout processus de représentation politique”. Elle illustre un mystère : des pratiques journalistiques libérales sont possibles dans un cadre non démocratique.
Liée à un pouvoir oligarchique et clientéliste, Al-Jazeera promeut un discours démocratique radical, alors même que dans les démocraties représentatives occidentales, souligne l’auteur, “le journalisme sert de plus en plus la neutralisation des clivages idéologiques”.
Pris dans ce paradoxe, le destin d’Al- Jazeera bute sur cette énigme : si la chaîne a prouvé sa capacité à relayer les révolutions démocratiques en Afrique du Nord et en Egypte, elle est restée discrète sur les mouvements à Bahreïn. Couvrirait-elle avec le même enthousiasme une fronde antimonarchique qui s’étendrait à la Syrie et à l’Arabie Saoudite, pays avec lesquels le régime a entamé un rapprochement diplomatique ? De la réponse à cette question dépend le sort de sa légitimité à venir, comme un ultime point aveugle à dépasser.
Jean-Marie Durand
Al-Jazeera, de la liberté d’expression dans une pétromonarchie de Claire Gabrielle Talon, (PUF), 256 pages, 20 €, sortie le 11 mai.
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