Rencontré dans ses appartements (de fonction) au Château de Versailles le dimanche 4 septembre. Jean-Jacques Aillagon, ex ministre de la culture de 2002 à 2004, revient sur son départ contraint et précipité de Versailles, le rôle déficient du ministère de la Culture et déploie en creux sa vision pour une politique culturelle.
Comment avez-vous perçu au printemps dernier ce qu’on a appelé la « valse des nominations »
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Les nominations n’ont pas à « valser ». C’est l’une des expressions de la politique culturelle d’un gouvernement. Aucun mandat ne devrait être inférieur à six ans. En-dessous de cette durée, la mise en œuvre d’un vrai projet culturel devient aléatoire et fragile. Un seul mandat de trois ans à la tête de l’Odéon, est-ce raisonnable ? Je ne pense pas. Quand l’Etat constate, dans un établissement, qu’une direction est efficace et conforme à l’idée qu’il se fait de l’intérêt général, il doit la soutenir. En aucun cas, l’administration centrale ne doit considérer les patrons de ces maisons comme des « grands féodaux » qui seraient les compétiteurs ou les concurrents du ministre, comme on le pense parfois. Cela dit, j’estime bien que c’est au Ministre à « faire le job » pour reprendre une horrible expression. Je ne crois ni à l’efficacité, ni même à la légitimité de la délégation de cette responsabilité à des « comités d’experts ». Le ministre peut toujours s’entourer de tous les avis qui lui paraîtront utiles, mais, in fine, c’est à lui à choisir, à décider. Les « comités d’experts », c’est la polysynodie de l’époque de la Régence. Avec l’apparence de la démocratie, c’est le triomphe de l’oligarchie et la restauration, à la fois, d’une forme d’aristocratie et de corporatisme. Je crois à la capacité de l’Etat d’incarner l’intérêt général et de se donner les moyens de le définir.
En juillet dernier à Avignon, Martine Aubry a proposé de doubler le budget du ministère de la Culture si elle était élue présidente. Qu’en pensez-vous ?
La capacité de donner plus de moyens à la culture dépendra évidemment et de la conjoncture et de la manière dont l’Etat réglera le curseur de ses recettes et de ses dépenses. Dans une conjoncture favorable, je ne verrais que des avantages à ce que les crédits du ministère de la rue de Valois soient abondés. Cela lui permettrait notamment, une fois financées les structures dont il a la responsabilité directe – ses établissements – d’intervenir de façon plus décisive dans le processus d’aménagement culturel du territoire. Ce processus ne peut que bénéficier de la pleine capacité de l’Etat de définir des programmes nationaux en encourageant, grâce au levier de ses propres financements, les collectivités locales à y prendre part avec enthousiasme.
Aujourd’hui, il faut bien admettre que cette capacité s’est élimée, même si – il convient d’être équitable – le budget global du ministère de la Culture et de la Communication n’a pas baissé et même, en certains chapitres, augmenté. En effet, il a fallu à ce budget encaisser l’impact de projets nouveaux sans toujours avoir été abondé à due concurrence. Quand avec autant, ou à peine plus, il faut faire beaucoup plus, c’est forcément moins pour ceux qui déjà dépendent des subsides de l’Etat qui peut-être tenté de « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Je suis aussi fondamentalement persuadé qu’un effort de meilleure gestion et que des choix plus affirmés peuvent dégager des marges de manœuvre. La question de mode de financements innovants n’est pas déplacée. Regardez, la IVe République a su inventer un mode original de financement de la création cinématographique par le biais de la taxation de la billetterie. Compte-tenu des pratiques, c’est le cinéma américain qui paye ainsi pour le cinéma français.
Je ne sais qui sera élu Président de la République en 2012, mais je forme le vœu que l’élu s’intéresse à ces questions et en en fasse un vrai enjeu pour l’action de l’Etat. Il est vrai que sa situation financière rend l’équation très difficile. Mais il est vrai aussi que où il y a une volonté, il y a un chemin.
Sur les questions de services publics et d’intérêts privés, des opposants ont souvent évoqué à votre égard des connivences avec le privé.
C’est un procès injuste dont les motivations sont ambiguës. J’ai observé que souvent se retrouvaient sur cette position critique des esprits animés par le refus radical du monde de l’argent et de sa puissance – ce que je peux comprendre éthiquement encore que je me méfie des excès d’angélisme – mais aussi des manipulateurs qui, par haine de l’art contemporain, essaient de discréditer ceux qui le montrent dans des conditions qui ne leur agréent pas – au château de Versailles par exemple – en dénonçant les possibles collusions entre l’art et l’argent. Je suis à cet égard serein, je n’ignore pas que l’art qu’il soit contemporain, moderne ou ancien, est tributaire d’un marché. L’acte de programmer se doit cependant de rester autonome par rapport aux intérêts matériels concernés que ce soient ceux des artistes, des galeries ou des collectionneurs et ne pas se proposer délibérément, j’insiste sur ce mot, de les servir. Sans cynisme ni naïveté, il faut savoir gouverner avec éthique une relation qui est, par la force des choses, complexe. Que j’expose, à Versailles, les œuvres de Murakami ou encore les cabinets Cucci du duc de Northumberland qui ont appartenus à Louis XIV, je n’ignore pas que je soutiens l’intérêt que le marché peut éprouver pour ces œuvres. Dois-je pourtant renoncer à le faire ? Si on cédait à la crainte de concourir, même à son corps défendant, aux mécanismes du marché de l’art, on finirait par ne plus rien montrer du tout et d’avoir, comme Hegel le disait de Kant, les mains propres parce qu’on n’a pas de mains.
Cela dit, je crois que le moment est propice à une réflexion sur le rôle de l’institution. J’observe qu’au cours du XXe siècle et aujourd’hui encore, trois instances se sont partagé le rôle de prescripteur en matière d’art contemporain, la critique, l’institution et le marché. A certains moments de l’histoire, le rôle des deux premiers a été prépondérant. Aujourd’hui c’est le marché qui tient le haut du pavé. Bâle compte plus que Venise ou que Documenta. Soyons francs, tous ou pratiquement, se plient à cette réalité, les critiques, les conservateurs, les curators et les collectionneurs bien-sûr. Je trouve cette situation excessive. Elle mérite d’être amendée. La critique doit reconquérir de l’autorité ainsi que l’institution. Pour ce qui est de l’institution, c’est une vraie exigence pour les pouvoirs publics de lui en donner la capacité en soutenant le rayonnement de l’action des institutions particulières qui la composent. A cet égard, j’estime que le ministère de la Culture devrait plus s’intéresser à la situation du Musée National d’Art Moderne qui a besoin d’un second site, en plus du Centre Pompidou. Il finit par étouffer dans le bâtiment de Piano et Rogers. Je crois que la Ville de Paris devrait, de la même façon, marquer plus de sollicitude à son musée d’art moderne qui, j’en ai l’impression et le dit avec regret, ne bénéficie plus d’autant d’attention qu’en d’autres temps. Si je le dis avec regret, c’est parce que je porte, par ailleurs, beaucoup d’estime au Maire, Bertrand Delanoë.
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