A l’approche de la grand-messe du football, la “Nation arc-en-ciel” aimerait bien oublier,vingt ans après la fin de l’apartheid, que la pauvreté est toujours là.Reportage chez les homeless de Johannesburg.
Ce ne sont pas les “prawns” de District 9, les extraterrestres du film du Canadien Neill Blomkamp, natif d’Afrique du Sud (sa réalisation a été vue comme une métaphore SF de l’apartheid (1)). Mais ils sont là, sous le pont de la M2, l’autoroute traversant le pays au coeur de Newtown. Le quartier, en plein développement, se veut le coin branché de Johannesburg. Une centaine de homeless, autant de miniparcelles, une literie, des panneaux de bois, de cartons…
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En pleine journée, par petits groupes, on se prépare un repas, on fait tourner les bidons de sky – la bière artisanale –, les yeux rougis sous l’effet de la dagga, la ganja locale. Là, au centre, une femme dans une parcelle close, comme dans les villages du bush, se fait une toilette intégrale ; dans une autre, deux belles défrisées aguichent celui qui s’approche… Les rats courent dans ce qui reste d’herbe. Et posé, là, sur un des pylônes, un énorme ballon rond peint au pochoir rappelle que le pays accueillera la 2010 Fifa World Cup, du 11 juin au 11 juillet.
A première vue, celle des autos, taxis collectifs, bus à deux étages aux couleurs de la Coupe du monde, qui les dominent de la branche d’autoroute, la place tient lieu de décharge. Pas reluisant pour le leader économique des mégapoles africaines, qui compte sur l’effet ballon rond pour se faire une place dans les destinations touristiques et faire oublier son statut de ville “la plus dangereuse au monde”. Un programme de déplacement- (re)logement est d’ailleurs annoncé depuis plus d’un an… pour ceux de “sous le pont”. A l’exemple des “non-human” de District 9 ?
Amoncellement de plastiques, papiers, grands sacs à gravats remplis de bouteilles de soda, de bidons usagés, empilage de cartons sur des chariots bricolés. De ceux qui sont tirés dans les rues de Jo’burg par ces hommes, quelques femmes, de tous âges, visiblement miséreux ou, bleu de travail, gants de protection, difficilement distinguables des employés de la voirie. Une figure de Jo’burg, si bien que l’artiste sudafricaine, Jane Alexander, en a fait un sculpture Integration program 1992 exposée à la Johannesburg Art Gallery. Voila les gueux, le lumpen du recyclage. Un autre cauchemar de Darwin ? “
On part dès 6 heures, chacun sait dans quelles rues il va aller, on change tous les jours en fonction du planning de ramassage des ordures”, explique Moses Banda, 35 ans, sous le pont depuis trois ans, après sept années comme agent de sécurité pour une de ces nombreuses agences privées sudafs avant de perdre son travail faute de papiers d’identité en règle, qui fait de lui un de ces illégaux de l’intérieur. “Moi, je reviens vers 10 heures, chariot plein, je trie pendant une demi-heure et je vais livrer tout ça à l’entreprise de recyclage. J’en tire 50 rands (environ 5 euros – ndlr). L’après-midi, c’est bon, tu vois, je la passe à boire le mba-mba.” L’autre bière artisanale – un mélange de levure, de pain rassis, de sucre brun (quand on ne rajoute pas du liquide de batterie), le tout bouilli dans l’eau “toute la nuit si possible, puis une journée dans un bidon plastique au soleil, là, elle est meilleure”.
Pour Slammert Kimbeley, deux mois sous le pont, la trentaine, ce sera Mandrax cet aprèsmidi. Ce cachet, dérivé de la méthaqualone, mélangé à de la marijuana et fumé dans le goulot d’un tesson de bouteille, est la drogue dure favorite des populations les plus pauvres d’Afrique du Sud. Slammert a claqué 60 rands, l’équivalent d’une petite journée de travail, histoire d’oublier un peu qu’il a perdu boulot, femme et enfants il y a peu. Arrivé en famille en 2006 à Jo’burg, magasinier pour un grossiste de fruits et légumes pour 1100 rands par mois (110 euros environ), il voit son salaire baisser à 850 rands en 2009. Pas tenable, il ne peut plus payer le loyer, quitte le job, voit sa femme partir avec leurs deux enfants… Retour dans sa région du Nothern Cap ? “Pas comme ça. Je suis parti avec une femme, deux enfants, j’avais une maison, je ne peux pas revenir dans cet état, regarde-moi”, montrant l’unique pantalon et T-shirt qu’il porte jour après jour. Johannesburg ou “the city of the broken dreams”. Pourtant l’ubuntu, un mot zoulou, signifiant tout à la fois “la solidarité, le respect, l’amour fraternel, la compassion et l’empathie”, tel que le décrit l’écrivain sud-africain de langue afrikaans Deon Meyer, a cours ici aussi. Ceux de “sous le pont” sont organisés en communauté, Zuma et Virginia en sont les représentants désignés. Zuma, la quarantaine, portable dans la poche, rien d’un homeless, est l’interlocuteur de la municipalité, ou du gouvernement, il ne sait pas trop.
Ils leur ont promis un endroit pour les loger, pas trop éloigné, il y a de cela plus d’un an, en janvier, mais “rien n’arrive, on ne peut pas les croire ceux du gouvernement, pourtant, ceux qui vivent ici ne font que travailler, ils ne volent pas, ils sont là à pousser leur chariot et participent à éliminer les ordures”. Et à faire tourner les entreprises de recyclage de la zone. Ainsi, Ernest Truter, logistic manager de l’unité de Remade Recycling (2), entreprise de recyclag basée à Newtown, à deux cents mètres de là, (40 employés pour des salaires compris entre 2 000 et 3000 rands), estime à 50 % l’apport des déchets à recycler par “ces gens”. Un apport en quantité, mais aussi en qualité, les déchets doivent être correctement triés, non souillés, séchés, décapsulés… pour un tarif de 4 rands le kilo pour les cartons, à 17 rands le kilo pour le papier blanc.
Virginia vient de Zambie, arrivée à Jo’burg en 1996. Elle a commencé par laver des taxis, puis a ouvert, avec une compatriote, une boutique à Hillbrow, un des quartiers proches du centre- ville. Elle habite Tulamtwane, un township à quelque 40 kilomètres. En 2006, sa partenaire ne veut plus continuer, “elle était jalouse, je faisais plus d’argent qu’elle”, glisse-t-elle. Depuis, elle recycle, elle aussi, les ordures, mais ne dort sous le pont que trois jours par semaine dans une des parcelles les mieux organisées, minuscules baraques, repas préparés collectivement… pour économiser le transport et être tôt dans les rues. “J’aime ce travail, je suis mon propre patron, mes horaires sont flexibles, j’ai un partenaire”, et elle gagne “plus de 60 rands” par jour… En tant que responsable de la communauté, elle règle les conflits, veille que chacun garde son espace propre. Concernant l’expulsion, “c’est sûr, avec la Coupe du monde, il vont pas nous laisser là, et même après, ils veulent faire de Johannesburg une destination touristique, ils veulent donner une bonne image de la ville”.
Cacher la misère de la première ville hôte de la Coupe du monde via Soccer City, le nouveau stade, gigantesque ouvrage sur la route de Soweto, prêt à accueillir notamment le match d’ouverture et la finale ? Pour Wandile Zwane, human development director à la municipalité de Jo’burg, il ne s’agit pas de masquer ceux “qui participent aussi de l’activité économique de la ville en ramassant une part importante des ordures”. Mais avant tout de “trouver une solution de logement à long terme, pas trop éloigné de leur zone de ramassage, comprenant un lieu où ils peuvent garder en sécurité leur chariot, leur bien le plus précieux, notamment pour ceux qui rentrent chez eux en fin de semaine, et avec un accompagnement pour les plus désocialisés. C’est un des challenges de la Coupe du monde, un de ces dossiers que l’événement nous oblige à accélérer…” Toute une aile d’un immeuble d’habitation, d’une capacité d’accueil de 200 personnes, leur serait d’ores et déjà réservée, “mais nous n’avons pas l’argent pour lancer ce programme, nous recherchons actuellement des financements privés, je peux vous dire que cela ne sera pas prêt d’ici juin”.
Pas sûr que McDo, restaurant officiel de la Coupe du monde, leur préfère les centaines de gamins de la classe moyenne sélectionnés pour être les “McDonald’s player escort” des joueurs des 32 nations jusqu’au terrain, sous le regard des caméras. Et ceux du pont, seront-ils encore visibles pendant la Coupe du monde ? “Je ne peux pas le dire, cet endroit n’est pas non plus fait pour y vivre.”
Sthembiso, le regard inquiet, assis sur un des matelas du campement, bermuda long, T-shirt moulant, “amaqoqo” au poignet, ce bracelet zoulou traditionnellement en peau et poil de félin ou de girafe, celui qui offre la protection des ancêtres, fait tache ici. Il a 22 ans, vient d’arriver sans le sou de son Kwazulu-Natal en quête de sa mère qui habite Katlehong, un des townships de la périphérie éloignée de Jo’burg. Il n’a pas d’adresse plus précise, plus d’argent pour se payer le taxi-co, il cherchait un endroit où dormir, on lui a dit de venir ici, on lui a laissé une paillasse, une couverture. “Je vais travailler demain, comme les gens ici, j’espère qu’ils vont m’aider pour que je ramasse moi aussi des cartons pour me faire un peu d’argent, aller a Katlehong, trouver ma mère et retourner a l’école, je veux étudier. Si je ne la trouve pas, je retourne chez moi”. Dernier rêve sous le pont ?
(1) District 9 Ce film de science-fiction produit par Peter Jackson (réalisateur de la trilogie Le Seigneur des anneaux et de King-Kong) fait ouvertement référence à l’apartheid. Le titre du film lui-même est inspiré du District 6, un quartier du Cap vidé de ses 60000 habitants non blancs en 1966, tous relogés à 25 kilomètres plus loin. Le film évoque également des événements plus actuels dans l’Afrique du Sud postapartheid avec les déplacements de population des zones d’habitation “informelles”, dont les plus récents à l’occasion de la Coupe du monde.
Lire “Homeless carted out of Cape Town and Johannesburg for World Cup”,Sunday Times, 1er novembre 2009.
(2) Remade Recycling Cette entreprise sud-africaine, fondée en 1987, permet à environ 3 000 personnes travaillant dans les rues de vivre en collectant des rebuts recyclables en les déposant dans un de ses dix centres de collectes.
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