Dix ans après la mort des deux adolescents de Clichy-sous-Bois, le procès des deux policiers accusés de non-assistance à personne en danger se tient cette semaine à Rennes. Au cours de cette quatrième journée de procès, les avocats des parties civiles ont réclamé au cours de leur plaidoirie que la douleur des familles soit enfin entendue.
“C’est une épreuve, celle de la découverte de la misère, de la réclusion et de l’indifférence. J’habite à vingt-cinq kilomètres de Clichy-sous-Bois, mais c’est un monde qui nous est tellement loin.” Il est un peu plus de 11h30, ce jeudi 19 mars, lorsque Me Jean-Pierre Mignard prend la parole au cours de ce quatrième jour du procès des prévenus Sébastien Gaillemin et Stéphanie Klein, les deux policiers renvoyés devant le tribunal correctionnel de Rennes depuis lundi, pour “non-assistance à personne en danger”.
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Il y a bientôt dix ans, le 27 octobre 2005, Bouna Traoré et Zyed Benna trouvaient la mort, électrocutés dans un transformateur EDF, alors qu’ils tentaient de fuir la police. Un troisième jeune garçon Muhittin Altun, partie civile dans ce procès, s’en était réchappé mais au prix de graves brûlures. Cet événement tragique, “l’opération de police la plus désastreuse de notre histoire contemporaine depuis Mai 68”, pour Me Mignard, fut le point de départ d’un embrasement des banlieues sans précédent qui dura trois semaines.
“Nous sommes face à deux obsessions : celle de la police face aux jeunes et celle des jeunes face à la police”
Dix ans plus tard, les deux policiers sont sur le banc des accusés. C’est l’air grave et aux bords des larmes que Me Mignard, avocat de la famille des deux adolescents, débute sa plaidoirie. D’entrée, il qualifie la ville de Clichy-sous-Bois d’« enclave » et d’« espace de désespoir ». Cette affaire, il la compare à “une battue d’adolescents”. “Nous sommes face à deux obsessions : celle de la police face aux jeunes et celle des jeunes face à la police”, résume-t-il. En ajoutant, avec fatalité : “Mais sur le droit, il y a des différences.”
Au tribunal de grande instance de Rennes, où le procès a été délocalisé en raison de son caractère évidemment abrasif, se dressent, derrière lui, familles et amis de Zyed et Bouna. Ils ne “recherchent ni la vengeance ni la haine. Ils veulent des réponses”, précise l’avocat.
Citant tour à tour Platon, Claudel, Aragon, Charles Péguy ou bien encore Martin Luther King, Me Mignard a fait fi de la maxime voulant que “celui qui cite, s’efface”. L’avocat refuse de s’effacer devant la souffrance des parties civiles et vers lesquelles il s’est tourné à de nombreuses reprises. “C’est notre histoire qui se dresse derrière nous, déclare-t-il en les regardant. Deux gamins morts, dans des conditions horribles, et une famille qui pendant dix ans attend une réponse : quel meilleur exemple d’intégration ?”
Un procès politique
Me Mignard n’oublie pas de rappeler le contexte politique de cette affaire. Les mots de Nicolas Sarkozy – alors ministre de l’Intérieur – sur cette banlieue qu’il fallait “nettoyer au Kärcher”. La rivalité aussi, entre ce même Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin, à laquelle ont dû faire face les familles Benna et Traoré. Le mensonge enfin des policiers qui n’ont jamais arrêté de répéter qu’ils n’avaient pas conscience du danger encouru. Mais c’est aux policiers plutôt qu’aux politiques que Jean-Pierre Mignard réserve ses mots les plus durs : “Ils ont caché ce qui s’est passé à l’autorité de la justice.”
A travers cette affaire, la justice a été “humiliée”, affirme Me Mignard en citant le procureur de Bobigny François Molins. Il rappelle également les premiers communiqués relatant l’affaire ne reflétaient en aucun cas ce qui s’était passé, ce 27 octobre 2005 en fin d’après-midi.
“Vous auriez dû leur porter secours !”
Les faits, tout le monde s’en souvient. Ils ont été rappelés de façon éloquente par le très expressif Emmanuel Tordjman (l’autre avocat des parties civiles), qui avait ouvert la quatrième journée de ce procès. Aux policiers, Me Tordjman reproche de n’avoir agi que dans la volonté de l’interpellation uniquement. Il leur rappelle l’article 223-6 du Code pénal (« la non-assistance à personne en danger ») à l’aide du Petit Robert puis enchaîne, frappant du poing sur la table : « On doit porter secours !, martèle-t-il, regardant à plusieurs reprises les deux prévenus. On ne vous a pas demandé de prendre un risque ! Jamais ! ».
Me Tordjman rappela que cette affaire n’est pas uniquement celle des familles des victimes, mais aussi des 26 000 habitants de Clichy et des “quartiers”, qui ont le droit “à la même justice que les autres”. Et de rappeler les mots de Claude Dilain, le maire de la ville, décédé le 3 mars dernier qui déclarait qu’il fallait faire la lumière sur cette affaire pour l’ensemble de la ville de Clichy Sous Bois.
Le policier Sébastien Gaillemin reste impassible lors de son passage à la barre. Il lui arrive même de lâcher du bout des lèvres un “n’importe quoi” quand Me Tordjman mentionne la seconde entrée de l’enceinte du site EDF. A côté de lui, Stéphanie Klein, policière stagiaire au moment des faits, semble beaucoup plus marquée. La veille, elle avait fondu en larmes et l’audience avait dû être interrompue. Elle craque une nouvelle fois ce matin, quand Me Tordjman expliqua au président Nicolas Léger que “Madame Klein savait” que les vie de Zyed et Bouna étaient en danger. “Elle s’en fichait. Votre logique, c’était d’interpeller !”, assène l’avocat. Une antienne reprise par Me Mignard : “Seule une partie de leur cerveau a fonctionné durant cette opération. Celui de l’interpellation, et pas de l’assistance.”
“Un sentiment de justice doit succéder à la colère et au désespoir”
Me Mignard a démarré sa plaidoirie en mettant habilement la pression sur l’imperturbable président, Nicolas Léger : “Je ne veux pas être grandiloquent mais vous êtes en charge d’une parcelle de l’histoire. Vous avez à nous réconcilier. Un sentiment de justice doit enfin succéder à la colère et au désespoir.” Puis, en fin de plaidoirie, regardant les deux prévenus, Mignard déclare : “On demande une condamnation. Car un simple appel aurait suffit pour éviter cette tragédie”. Au moment de conclure, il se tourne une dernière fois en direction du président du tribunal : “Vous devez condamner et réconcilier. Il faut que les Français sachent que tout le monde est égal devant la loi.” Puis il s’assied en attendant la reprise des débats, avec le réquisitoire du procureur, prévu cette après-midi.
A la sortie de la salle, Siyakha Traoré, le frère de Bouna, est rapidement entouré d’une nuée de journalistes. Quand l’un d’entre eux lui demande sa réaction suite aux témoignages des deux politiques, il a cette réponse : “Les excuses ne signifient pas le pardon. Et même sans parole de leur part, il reste toujours leur attitude. Ils ont eu l’occasion de les sauver à plusieurs reprises, ils ne l’ont pas fait. Le plus important n’était pas de les interpeller mais de leur porter assistance. Aujourd’hui, j’attends une condamnation car dix ans près, nos plaies n’ont pas cicatrisé.”
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