Première Ballon d’Or de l’histoire du foot féminin, la norvégienne Ada Hegerberg revient sur sa formidable année 2018. À travers le récit de son parcours exceptionnel, de ses débuts en Norvège à ses multiples trophées avec Lyon, l’attaquante de 23 ans confie son désir de faire évoluer les regards sur son sport, et de participer pleinement au combat pour une meilleure égalité des droits entre les hommes et les femmes.
Qu’avez vous ressenti quand vous avez appris que vous étiez Ballon d’Or ? Vous étiez au courant que cette récompense féminine allait être introduite cette année ?
Ada Hegerberg – Oui, nous l’avions su tôt durant la saison. On s’est dit que c’était une avancée fantastique. Un grand pas pour le monde du foot et la place que les femmes y occupent. C’était très important. Il y avait beaucoup d’émotion quand mon entraîneur m’a annoncé que j’avais gagné ce trophée, de fierté également. C’était un moment historique, pas simplement pour moi mais pour le foot en général.
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Comment a réagi votre famille ?
J’ai partagé la nouvelle avec mes parents et mon fiancé. Ma mère avait les larmes aux yeux et mon père était “tranquille” comme à son habitude, mais trop content. C’était un vrai moment familial. Ils savent à quel point ce moment était important pour ma carrière, et ma vie.
Vous avez pensé à quels Ballons d’or lorsque vous avez soulevé ce trophée ?
Je me suis souvenu bien sûr de Ronaldinho, Zidane, et surtout Messi et Ronaldo.
Après le mouvement #MeToo, de plus en plus d’institutions essaient de tendre vers l’égalité hommes/femmes. Pensez-vous que le foot vise lui aussi cette parité ?
Petit à petit, mais l’écart reste énorme. En terme de salaires par exemple. Dans le foot féminin, beaucoup d’argent reste dans les poches des clubs. Mais au delà de l’argent ce qui prime pour moi c’est le respect. Toute femme qui travaille dur mérite le respect et il faut donner l’opportunité aux jeunes filles de devenir footballeuses. Elles méritent toutes d’avoir les mêmes possibilités de progresser. Il y a tellement de joueuses talentueuses dans le monde. Ces valeurs sont défendues depuis longtemps par Jean-Michel Aulas, le président de l’Olympique Lyonnais. Il a toujours su mettre en avant ses équipes féminines de football. Ici, tout le monde est traité de la même manière. Et à Lyon, on travaille dur chaque année pour faire monter le niveau du foot féminin, c’est notre but.
Depuis le début de votre carrière, pensez-vous que le regard que vos confrères portent sur vous a évolué ? Moins de condescendance peut être ?
Personnellement je n’ai jamais eu à subir beaucoup de commentaires ou de blagues misogynes. Je crois que, depuis que je suis toute petite, on me considère comme un footballeur, pas comme “la fille qui joue au foot”. “A footballer” comme on dit en anglais. Il faut dire que j’ai commencé très tôt à jouer dans un équipe de garçons, et ce jusqu’à mes treize ans. Ma sœur était la capitaine de l’équipe de garçons et l’entraîneur de son équipe était ma mère.
Pourquoi êtes-vous tous fans de ballon rond dans cette famille ?
Mes parents ont toujours fait du foot. Ma mère jouait même à très haut niveau en Norvège. Mon frère aussi, ma sœur aussi bien sûr : je n’avais donc pas le choix ! (rires) Quand je rentrais à la maison, il n’y avait pas vraiment de place pour les autres sports. C’était le foot, et puis voilà. Je n’ai pas une famille normale je crois. Je suis née à Sunndalsøra, qui est vraiment une belle ville pour la culture-foot [un petit village de Norvège de sept mille habitants, dans la commune de Sunndal, ndrl]. J’étais dehors toute la journée, en pleine nature, à jouer avec mon ballon. C’était un très bel endroit pour grandir.
Qu’est ce qui vous a décidé à en faire votre métier si jeune ?
C’est une envie que j’ai depuis mes onze ans. Et trois ans plus tard, j’ai décidé de devenir pro. J’ai joué à cet âge là pour une équipe de première division en Norvège, c’était la première fois. J’ai compris que j’avais la possibilité de partir à l’étranger et de devenir professionnelle. On avait un partenariat avec un gros club à l’historique énorme, en Allemagne (à Potsdam) c’est là que je suis partie un an. J’avais dix sept ans et je me sentais prête pour affronter de nouvelles épreuves dans ma vie.
Ça n’a pas été difficile de quitter votre famille pour partir en Allemagne ?
Oh si, ça a été très difficile. L’Allemagne c’est une autre culture, un peu plus “sévère”. Avant de partir à l’étranger je me suis dit : je ne reviendrai pas avant d’avoir vécu de nouvelles expériences. C’était difficile. Mais ça ne m’a jamais découragé dans la poursuite de mon rêve.
Depuis vos débuts, avez vous occupé d’autres postes que celui d’attaquant ?
Non, j’ai toujours joué attaquante. Des attaquants comme Thierry Henry m’ont inspiré. J’ai regardé beaucoup la Ligue des Champions à la télé. Messi et Ronaldo m’ont marquée, tu ne pouvais pas les louper. Mes idoles étaient tous des garçons car je n’entendais pas forcément beaucoup parler du football féminin. Mais je pense que cela a un peu changé aujourd’hui (elle sourit).
Croyez-vous justement que les jeunes filles qui vous voit sur un terrain se disent : “voilà, j’ai un modèle féminin” ? Qu’elles se rendent compte que c’est possible pour elles ?
Pas seulement des jeunes filles, mais des jeunes garçons aussi ! Quand je m’entraîne sur la pelouse d’Oslo avec mon père et ma sœur, beaucoup de jeunes garçons viennent me voir pour discuter. C’est fantastique. Je pense que ce n’était pas comme ça avant. Ce Ballon d’or est une victoire symbolique pour les femmes et pour le sport. Ça prouve que les choses avancent. Tant mieux. En 2018, il était vraiment temps.
Vous considérez-vous comme féministe ?
Féministe, cela veut dire que tu es à cent pour cent pour l’égalité hommes/femmes, et c’est le cas. Je crois qu’il y a plein de gens qui comprennent mal ce mot. Moi, j’ai grandi dans une famille où l’égalité était cruciale. D’ailleurs dans la société norvégienne, le sujet de la parité est central.
Vous avez discuté avec des journalistes spécialisées foot comme Anne-Laure Bonnet ou bien encore Carine Galli et qui se confrontent au sexisme au quotidien, sur les réseaux sociaux ? Comment combattre la misogynie dans le milieu du sport ?
C’est toujours très facile pour certaines personnes de se cacher derrière leur écran. C’est vrai qu’il y a des choses contre lesquelles tu ne peux pas lutter. Le regard porté envers les femmes doit évoluer, mais pas simplement dans le football. Il faut que les gens comprennent que c’est normal qu’une femme soit journaliste sportive. Pour cela, ils ont besoin d’exemples dans la société. Etre respecté pour ce que tu fais, que tu sois homme ou femme, c’est essentiel à tout.
Que retenez-vous de tout ce bad buzz autour de la “blague” déplacée de Martin Solveig ?
J’ai déjà dit le plus important sur ce sujet-là. Rien ne pouvait m’atteindre ce soir-là. Mais j’ai reçu beaucoup de messages de soutien. Je pense que c’est bien que les gens en aient autant parlé car cela prouve qu’ils sont “en alerte” et qu’ils ne laissent plus passer certains dérapages. Ce soir là, j’avoue que j’étais juste “dans la lune” en fait, c’était vraiment une grande soirée pour tout le monde.
Avez vous pu discuter avec Luka Modrić et Kylian Mbappé après la cérémonie ?
J’ai partagé quelques mots pleins de respect avec Luka, et j’ai un peu plus parlé avec Mbappé, qui suit beaucoup le foot féminin. Je le trouve super cool. C’est un garçon gentil et ouvert.
Une photo remarquable ressort de cette soirée : vous, portant le trophée, devant l’Arc de Triomphe. Comment vous êtes vous retrouvée là-bas ?
J’y étais avec ma famille. Mon fiancé n’avait pas eu hélas l’opportunité de venir. Quand on est sorti de la cérémonie, on a déambulé dans les rues et nous nous sommes arrêtés dans un petit restaurant iranien où nous avons mangé. En repartant, nous avons croisé l’Arc de Triomphe sur la route, et on s’est dit qu’il fallait à tout prix prendre une photo. C’est l’un de mes meilleurs potes qui l’a prise.
WHAT A NIGHT ⭐️ Photo: Ivar Waage Johansen pic.twitter.com/bDfbUuAYrI
— Ada S Hegerberg (@AdaStolsmo) December 4, 2018
Durant la soirée, vous avez raconté que Roberto Carlos vous a dit que vous ne pouviez pas mettre le Ballon d’Or par terre. Comme s’il avait une forme de révérence pour le trophée, et de votre côté on a l’impression que vous sacralisiez moins cette récompense.
Je ne sais pas trop. C’est juste que lorsque je suis retournée m’asseoir, je ne savais pas où mettre ce trophée car il est vraiment lourd et volumineux (rires). Alors je l’ai posé par terre, sous mon fauteuil mais Roberto Carlos m’a dit qu’on pouvait pas poser le Ballon d’or par terre et il l’a conservé pour moi durant toute la soirée. Ce qui est marrant, c’est que c’est la seconde fois que je le voyais et c’était encore lui qui était derrière moi, comme si c’était mon porte bonheur ! Lorsque j’avais remporté le Prix UEFA de la meilleure joueuse d’Europe en 2016, il était déjà assis derrière moi lors de la cérémonie. Avec Roberto Carlos, on partage un respect réciproque. On comprend quand on le voit qu’il respecte profondément le football féminin.
Des personnalités politiques norvégiennes ont-elles réagi à cette victoire ?
Oui, ça a eu un grand retentissement. Je suis fière d’être Norvégienne aujourd’hui quand même, fière que ce soit la première fois que mon pays natal remporte ce trophée. Cela montre au monde que, quelle que soit ton origine, quel que soit ton sexe, tu peux vivre un moment comme celui-ci.
Comptez-vous conserver ce trophée l’an prochain ?
Je sais que derrière ce trophée il y a beaucoup de travail, et il en faudra encore beaucoup pour en avoir d’autres ! De nouvelles ambitions à avoir, des efforts à abattre. Cette récompense m’a surtout apporté beaucoup de motivation. Mais là, je reste concentrée pour les prochains matchs.
Vous jouez pour Lyon depuis cinq saisons. Quel regard portez vous sur ce club ? C’est là que vous avez obtenu les meilleures statistiques, vous êtes épanouie en tant qu’attaquante…
J’ai signé pour Lyon sans douter une seule fois. Ce que j’ai vécu là bas, ce que l’on a vécu toutes ensembles, c’est historique. Ce sont des années particulières de ma carrière, mais aussi de ma vie. A Lyon on met toujours les filles en avant, on leur offre la possibilité de se donner à cent pour cent, au maximum de leurs capacités. C’est le top, la meilleure des équipes pour moi.
Vous avez remporté trois Ligues des Champions d’affilée. Quels sont vos objectifs avec Lyon désormais ?
Je crois que les gens pensent que c’est facile pour nous, mais il faut avoir beaucoup de caractère pour se remettre en question chaque année, gagner de nouveau. C’est un challenge permanent. L’équipe de Lyon est un groupe homogène car tout le monde souhaite atteindre le même objectif. C’est important pour moi de partager le trophée avec elles. Il ne faut pas oublier qu’il y avait sept nominées, des sportives de haut niveau, et chacune méritait de remporter un Ballon d’Or.
https://www.youtube.com/watch?v=POCW9O4qz4Q
Quel est le but de votre carrière dont vous êtes le plus fière ?
Marquer pour la première fois durant la finale de la Ligue des Champions contre l’équipe de Wolfsbourg en 2016 était vraiment un grand moment pour moi.
Lorsque vous retrouvez votre soeur, la footballeuse Andrine Hegerberg, sur le terrain en affrontant le Paris Saint Germain, cela doit faire bizarre de jouer l’une contre l’autre ?
C’est particulier comme situation c’est sûr. Mais c’est toujours plus dur pour les parents (elle rigole). Mon objectif est surtout de gagner, pour mon équipe. On reste des soeurs c’est clair, mais lorsque l’on se retrouve sur un terrain, on est surtout là pour jouer et gagner.
Vous vous êtes mise en retrait de l’équipe de Norvège en 2017. Pourquoi avoir décidé de mettre soudainement votre carrière nationale entre parenthèses ?
C’est une réflexion que j’ai porté en moi durant plusieurs années. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise car j’étais enfermée dans un système qui ne me plaisait pas. J’avais besoin d’en sortir pour orienter ma carrière vers un plus haut niveau. Parfois, dans la vie, tu as beaucoup de choix qui se présentent à toi. Des choix très difficiles. Ça fait partie de la vie, je crois.
Vous êtes à Lyon depuis six ans et vous parlez très bien le français. Vous vous sentez attachée à la France ?
Bien sûr (elle sourit). Je me sens attachée à ce pays et j’ai beaucoup d’amis ici. L’OL est ma deuxième famille. C’est important de se sentir bien dans le pays dans lequel tu joues. J’aime la culture française, les gens qui la font. Si un jour je dois partir, ça va me faire tout bizarre.
Quand vous ne jouez pas au foot, que faites-vous ?
Quand je travaille, je m’y mets à cent pour cent. Mais c’est important pour moi de conserver une vie de famille, de lire beaucoup, de cuisiner. Je lis tout, des biographies par exemple. J’ai lu tous les livres de Karl Ove Knausgaard (à qui l’on doit le cycle romanesque Mon Combat, autobiographie de trois mille pages, ndrl). Certains détestent ses livres, d’autres les adorent, et je fais partie du second groupe. Il raconte beaucoup de choses sur la culture et l’Histoire de la Norvège.
Vous êtes très jeune, pensez-vous déjà à “l’après”, après le foot ?
Pour l’instant, j’essaie surtout de m’impliquer à fond dans ce que je fais. Mais c’est une bonne question. Le foot m’a donné l’opportunité de découvrir des cultures et des langues différentes. Quand tu pars à l’étranger, tu comprends que ton pays est tout petit. Voyager, c’est toujours vivre quelque chose de plus grand. En tout cas, je suis certaine qu’un jour, je retournerai en Norvège. Pour retrouver ma famille et mes amis. Mais quand, ça je ne sais pas…Mes anciennes coéquipières me disent toujours : “une carrière, c’est trop court, il faut en profiter”. J’essaie d’en profiter au max. Je suis motivée. C’est un rêve que je vis aujourd’hui.
Propos recueillis par David Doucet
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