Mythe de la presse magazine française, Actuel fut le journal phare de l’underground des années 70 et 80. Un livre consigne ses plus beaux reportages et unes, comme la trace d’une époque révolue, à la fois dans le traitement de l’info et le succès public des marges.
« On a vu débarquer un grand garçon qui avait les cheveux longs, un peu gras et qui avait l’air très sûr de lui. Nous avions des projets de journaux post soixante-huitards. Et lui nous dit : vous n’y êtes pas du tout les gars ! Il faut faire un journal sur la contre-culture, frapper très fort, l’appeler Acide ! », se souvient un témoin de la scène.
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On est en 1969 et le jeune homme en question s’appelle Jean-François Bizot. Fils d’une famille riche, Bizot est alors journaliste à L’Express. Il vient de prendre une claque lors d’un voyage aux Etats-Unis où il découvre pêle-mêle la contre-culture, les hippies, le LSD, la bande dessinée, le rock : une révélation. Il en parle alors à son patron, Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui lui répond : « Passionnant. Faites-nousen donc un article ! » Bizot en fera le journal le plus innovant de l’époque.
On l’aura compris, si l’anthologie établie par Vincent Bernière et Mariel Primois s’intitule Actuel, les belles histoires, c’est bien parce qu’au-delà d’un titre, le journal fut avant tout une aventure humaine, comme un groupe de rock, faite d’amitiés, d’inimitiés, de séparations, de reformations, bref une ébullition permanente.
« Actuel était le journal qu’il fallait faire à ce moment-là, il y avait une sorte d’évidence, de sincérité » raconte Mariel Primois, qui collabora au journal et fut la compagne de Jean-François Bizot.
Contre-culture, rock, drogue, new-wave, new age, Actuel a accompagné toutes les tendances de l’époque. Et si l’aventure tient encore aujourd’hui du mythe, c’est bien parce que le titre a concilié l’exploration de l’underground à un succès public massif : à son apogée les tirages du » Paris Match des branchés » flirtaient avec les 400 000 exemplaires… Des chiffres qui font rêver à l’heure où les journaux sont en pleine sinistrose, nostalgie dont témoigne la floraison récente en librairie d’anthologies de la presse, de Libé à Charlie.
« Actuel n’était pas un journal de spécialistes, selon Vincent Bernière, journaliste à Technikart. Bizot était un ‘branché’, mais pas au sens restreint qu’a pris le terme. Il était à l’affût de tout, voulait tout défricher et rendre ces découvertes accessibles. »
Le livre bat ainsi en brèche nombre d’idées reçues sur le magazine, à commencer par la légende qui faisait de ses fondateurs des hippies : « C’étaient des jeunes gens de bonne famille qui avaient tous fait des études, la plupart de sciences politiques, Bizot de chimie », raconte Vincent Bernière. Contrairement aux idées reçues, les articles de ce journal aux allures de fanzine bricolé étaient très bien documentés et la plupart des journalistes étaient accros à leur boulot…
Car les « belles histoires » furent aussi des beaux moments de journalisme, avec des papiers qui pouvaient faire jusqu’à 40 feuillets, le tout dans des formats journalistiques innovants encore copiés aujourd’hui. Les auteurs ont délibérément choisi de tourner le dos à la nostalgie et la célébration des « années Palace » pour sélectionner des reportages étonnamment actuels qui montrent à quel point le journal était en avance sur son temps.
Ainsi, le reportage de Bizot « Mobutu : tout s’achète au Zaïre » raconte déjà l’histoire compliquée de la Françafrique avec des dictateurs que la France a aidé à mettre en place et qui refusent de quitter le pouvoir, faisant écho aux récents événements en Côte d’Ivoire. De même le reportage de Frédéric Joignot « La Mort d’un fantôme de 25 ans » qui raconte la vie d’un ouvrier chez Peugeot pourrait aussi bien parler de la situation à Metaleurop en 2011.
On pourrait aussi multiplier les exemples de personnes auxquelles Actuel a été le premier à s’intéresser, comme ce portrait en 1984 d’un jeune homme prometteur nommé… Steve Jobs. De fait, cette anthologie dresse inévitablement en creux un bilan en forme de « tombeau de la presse écrite » selon Vincent Bernière, tant elle nous ramène au constat d’une presse exsangue et de plus en plus uniformisée. Car si aujourd’hui la politique s’est invitée partout dans les journaux comme caution de « sérieux », les reportages originaux et forts se font de plus en plus rares, alors même qu’Actuel avait renouvelé le genre.
« La conviction de Bizot était que la culture pouvait changer la vie des gens plus que la politique. Il trouvait qu’un reportage sur le raï en disait plus sur la France black-blanc-beur que n’importe quel éditorial », explique Mariel Primois.
Actuel réinventa ainsi son époque, avant de se heurter à un problème de renouvellement de générations et de subir la concurrence d’autres titres, ce dont témoigne Patrick Zerbib, un ancien : « Bizot souffrait d’un complexe générationnel. Il fallait que tout parte de sa génération et que tout y revienne. »
Puis le magazine est pillé par la télévision : Canal+ recrute ses animateurs chez Bizot (Karl Zéro, Edouard Baer, Ariel Wizman, Jamel…) et calque ses talk-shows sur son impertinence. Peu à peu, le journal perd son petit ton d’avance. La loi Evin de 1991 qui interdit la publicité pour le tabac vient porter le coup de grâce.
Actuel sort un dernier numéro avec marqué « A bientôt » au rouge à lèvres sur une couverture blanche et s’arrête le 30 novembre 1994. Cette nuit-là, Guy Debord se tire une balle dans le coeur. La société du spectacle perdait, en même temps que son contempteur, son magazine fétiche, son incarnation joyeuse et marginale.
Marjorie Philibert
Actuel, les belles histoires par Vincent Bernière et Mariel Primois (Editions de La Martinière), 356 pages, 39,90 euros.
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