Erudit et médiatique, Abou Yahya al-Libi a été accueilli à bras ouverts par les médias jihadistes. Ben Laden disparu, ce jeune prédicateur pourrait devenir le maître à penser de la guerre sainte, au-delà de la seule Al-Qaeda.
Ni drapeau, ni kalachnikov posée sur le mur, seulement un fond noir… Pour s’adresser à ses compatriotes, Abou Yahya al-Libi a choisi la sobriété. Lui qui aime palabrer sous les eucalyptus, déclamer des poèmes au sommet des montagnes et se laisser filmer à l’entraînement se contente de lire un prompteur pour appeler les Libyens à poursuivre le combat « sans hésitation et sans peur afin de plonger Kadhafi dans l’abysse de la souffrance ».
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La vidéo a été postée sur le net le 13 mars par As-Sahab. Depuis sa création en 2005, cette « maison de production » diffuse revendications, et appels au jihad d’Al-Qaeda ; les plus grands prêcheurs, porte-parole et leaders de l’organisation s’y succèdent. Mais aucun n’a crevé l’écran comme Abou Yahya al-Libi.
Au cours des six dernières années, ce Libyen a appelé à l’organisation d’attentats en Europe suite aux caricatures de Mahomet, fustigé les massacres de civils commis au nom d’Al-Qaeda en Irak par le réseau d’al-Zarqaoui, critiqué les oulémas (théologiens musulmans) qui dénonçaient le jihad en terre d’islam, délivré des messages de soutien au groupe islamiste somalien Al-Shabaab… Rien ne lui a échappé.
Reprises sur les forums, traduites, analysées par les exégètes de l’islam radical, scrutées par les services de renseignements occidentaux, certaines de ses vidéos durent plus d’une heure !
« Mais son discours fascine. Il a tous les talents : c’est un érudit, un poète. Il sait magnétiser son public », estime Jarret Brachman.
http://youtu.be/HLKulHPihp4
Cet expert américain en contre-terrorisme ne rate aucune apparition de celui qu’il surnomme « Abou YouTube al-Libi » :
« Il a bien compris le pouvoir des images, il sait qu’il ne suffit pas de s’asseoir dans un studio avec un fond vert. La plupart du temps, on le voit dehors, le vent souffle dans ses cheveux, il parle aux gens. Parfois, le public se lève et vient l’embrasser. Ben Laden faisait cela au début… »
Jarret Brachman en est quasi persuadé et n’a pas attendu la mort de Ben Laden pour prévenir son gouvernement : al-Libi a l’aura et les compétences pour être le nouveau maître à penser du jihad. « Je ne parle pas de chef au sens propre, mais d’un pouvoir bien plus important et imprévisible : le pouvoir d’inspiration. »
Abou Yahya n’a longtemps été qu’un obscur prédicateur. Diplômé en chimie, il quitte la Libye au début des années 90 pour rejoindre son frère en Afghanistan au sein du Groupe islamique de combat libyen. Après avoir combattu les Soviétiques, ces moudjahidines veulent rentrer au pays et renverser Kadhafi – certains auraient d’ailleurs rejoint les rangs de l’actuelle insurrection libyenne.
En 1992, al-Libi est envoyé en Mauritanie pour étudier auprès de spécialistes du Coran. A son retour en Afghanistan en 1996, ses prêches font autorité. Exilé au Pakistan après l’invasion américaine post-11 Septembre, webmaster du site des talibans, il est arrêté en 2002 par les services de renseignements pakistanais et transféré à la prison afghane de Bagram. Pour Jarret Brachman, « sa légende commence ici. »
Pendant sa captivité, al-Libi étudie ses geôliers américains : « Des lâches, des aliénés, dira-t-il, produits d’une déviance doctrinale, comportementale, morale et idéologique. » Le 10 juillet 2005, Abou Yahya et trois autres prisonniers s’évadent et rejoignent les talibans.
« Ce Prison Break à la jihadiste a marqué les esprits, commente Dominique Thomas, spécialiste de la mouvance islamiste à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Abou Yayah a fondé une grande partie de sa légitimité sur cet événement spectaculaire. D’autant que sur les quatre évadés, deux ont été tués et un troisième a été arrêté : c’est le seul survivant. »
» Les médias jihadistes l’ont accueilli à bras ouverts« , se rappelle Brachman. Peu après, Abou Yayah raconte à As-Sahab son évasion. Sur une autre vidéo, on le voit arpenter les montagnes afghanes en compagnie de combattants : en haut d’un col, entre deux séances de tirs à l’AK-47, il prononce le prêche de l’aïd el-Fitr – la fin du ramadan – devant une assistance captivée.
« Al-Qaeda pense comme Apple : iPod, iPhone, il faut toujours lancer de nouveaux produits pour toucher de nouveaux clients », explique Brachman, qui décortique les consultations de ses clips, articles et photos dès qu’ils sont mis en ligne. Abou Yayah séduit les jeunes :
« Le dernier clip, sur la Libye, a surtout été vu en Afrique du Nord, par des garçons de 13 à 17 ans, principalement sur des mobiles. Et ces ados l’ont fait circuler via les réseaux sociaux. »
Héroïque – même si son évasion est son seul fait d’armes -, romantique – « ses poèmes sont repris sur des dizaines de forums » -, Abou Yahya s’adresse à une génération qui ne se reconnaît pas toujours dans les discours d’Ayman al-Zawahiri, le numéro 2 d’Al-Qaeda et successeur logique de Ben Laden. « En même temps, dit Brachman, sa formation théologique et ses prêches lui donnent une crédibilité religieuse à laquelle ni Ben Laden ni al-Zawahiri n’ont jamais pu prétendre. »
Abou Yahya à la place d’Oussama ? Dominique Thomas n’y croit pas : « C’est vrai qu’il a été mis en avant, que sa fonction de prédicateur joue un rôle important. Mais sa trajectoire est encore trop légère pour représenter toute la mouvance Al-Qaeda. De plus, Abou Yahya apparaît souvent dans les zones tribales : avec la multiplication des bombardements de drones, on a vu que la durée de vie de ce genre de responsables était limitée. Sa mort a d’ailleurs été annoncée plusieurs fois. » Pour certains spécialistes, l’héritier ne peut venir que de la péninsule arabique ou d’Egypte.
« Al-Zawahiri est le successeur le plus probable, rappelle Dominique Thomas. C’est le dernier leaderfondateur. On le dit contesté : cela fait quinze ans qu’il est numéro 2. Si les dissensions étaient si fortes, il aurait été éliminé. Ce n’est peut-être pas le personnage le plus vendeur, mais Al-Qaeda s’en est-elle jamais souciée ? »
« Al-Qaeda a toujours été un groupe élitiste et secret, reconnaît Brachman. Mais c’est parce qu’il veut dépasser cela qu’al-Libi peut devenir le nouveau centre de gravité. »
Le prédicateur libyen n’a jamais totalement fait allégeance à Al-Qaeda. « Il s’est toujours efforcé de ne pas y être associé à 100 % parce qu’il voit plus loin. Il rêve d’un jihad à 360 degrés, analyse Brachman. Selon lui, Al-Qaeda n’est pas qu’un groupe terroriste, son but n’est pas seulement de déstabiliser les régimes arabes et de bouter les Américains hors du Moyen-Orient. Qu’elle passe ou non par Al-Qaeda, la guerre sainte est une insurrection idéologique et religieuse. Il veut remanier l’islam ! » Abou Yahya est persuadé que le monde musulman court à sa ruine en intégrant des « concepts non musulmans ».
« Sous un discours accessible et en apparence raisonnable, Abou Yahya est sans doute le plus extrême des leaders qui ont émergé dernièrement », poursuit Brachman.
« Il ne sera jamais nommé officiellement chef. Ben Laden était unique : à la fois, chef opérationnel et messager. Al-Zawahiri va sans doute reprendre l’organisationnel. On peut aussi imaginer une gestion encore plus régionale, avec plusieurs leaders locaux, prédit Dominique Thomas. Depuis 2001, Al-Qaeda a implosé, et ses franchises se sont autonomisées. »
Mais dans le rôle du messager, « Abou Yahya est parfait, conclut Brachman. Et pour le combattre nous devons traduire, étudier ses messages, qui recèlent de précieux indices. Al-Libi nous rappelle que cette guerre est avant tout un combat d’idées. Si on ne comprend pas ça, il sera notre pire cauchemar. »
Guillaume Villadier
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