Philosophe et défenseur des valeurs authentiques de l’islam, Abdennour Bidar pense, en dépit des crispations alimentées par la majorité des hommes politiques, que les Français ne cèderont ni à la peur, ni à l’intolérance.
Nomination – avec Jean-Pierre Chevènement – d’un non-musulman has been à la tête de la Fondation pour les œuvres de l’islam de France, interminable querelle sur le burkini, laïcité “à la française” vacillante, tentation jihadiste ou encore radicalisation de certains discours politiques à quelques mois de la présidentielle (Sarkozy et Valls en tête) : Abdennour Bidar, brillant philosophe et défenseur d’un islam des Lumières, vient éclairer, dans cet entretien indispensable, deux mois d’un sombre débat fourre-tout qui aura considérablement affaibli la France.
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Jean-Pierre Chevènement vient d’être nommé à la tête de la Fondation pour les œuvres de l’islam de France. Que pensez-vous de ce choix et qu’est-ce qu’il nous apprend sur la perception que les politiques ont du monde musulman ?
Abdennour Bidar – Comme l’a souligné le ministre de l’Intérieur, il s’agit avec cette Fondation d’établir un pont entre islam et République. L’intention est plus que louable, nécessaire, mais on s’est trompé de tête de pont. M. Chevènement est sans doute un “grand républicain”, mais l’islam de France a besoin aujourd’hui d’incarnation, c’est-à-dire d’être porté par des figures de culture musulmane qui manifestent deux choses dans leur parcours de vie et leurs prises de position publiques : d’une part, un islam des Lumières, acquis aux principes de l’humanisme universel (refus de la violence, du dogmatisme, tolérance et fraternité universelles entre tous les êtres humains quelles que soient leurs convictions et croyances, égalité des femmes et des hommes, liberté de conscience et d’expression respectueuse d’autrui, etc.) ; d’autre part, une parfaite conciliation entre les composantes française et musulmane de leur identité.
Est-ce une erreur selon vous de n’avoir pas confié ce rôle directement à un musulman ou une musulmane ?
Oui, cette nomination est hors sujet, littéralement. Elle montre que les enjeux de l’islam de France ne sont toujours pas compris par ceux qui pourtant en ont la charge depuis des années. Quel est en effet le problème auquel nous sommes tous confrontés ? Du côté musulman, la montée d’un islam salafiste, c’est-à-dire néoconservateur, dogmatique, communautariste, qui ne fait aucun effort, ou pas d’effort suffisant, de conciliation avec la société française. Cet islam qui donne en spectacle son obscurantisme – burkini, etc. – aggrave un peu plus chaque jour le fossé d’incompréhension entre la société française et l’islam. Et cela va nous valoir une campagne présidentielle d’une médiocrité insigne où droite et extrême droite vont prendre l’islam comme bouc émissaire.
C’est à partir de ce contexte qu’il fallait penser la Fondation, sa finalité et sa direction. En l’occurrence, l’urgence et le bon sens consistaient à donner à des musulmanes et des musulmans porteurs de ce que j’ai appelé un islam des Lumières la position institutionnelle grâce à laquelle ils auraient pu faire entendre la voix et donner l’exemple d’un contre-modèle, d’un contrepoint au salafisme. Au lieu de cela, avec cette nomination, on laisse les individus livrés à la séduction sans alternative de l’islam rétrograde… Depuis des années, les responsables politiques de gauche et de droite saluent le “courage” des musulmans qui font entendre la voix d’un islam des Lumières, mais au moment de les investir d’une responsabilité à la tête de cette Fondation, soudain on les oublie et on nomme Chevènement. Comprenne qui pourra.
Certains accusent la “laïcité à la française” d’être créatrice de tensions avec la communauté musulmane ? Est-ce légitime ou exagéré selon-vous ?
J’entends ces critiques mais, sans laïcité, a-t-on un plan B ? En pleine période de retour du religieux – pour le meilleur, le retour d’un “besoin de sens”, pour le pire, de tout un cortège d’obscurantismes –, peut-on se passer du principe de laïcité dont la fonction est de garantir l’égalité et la conciliation des libertés d’opinion et d’expression entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas ?
Alors, certes, il y a des gens dans notre pays qui voudraient faire de la laïcité une arme de destruction massive de la diversité, une arme d’éradication de toute manifestation publique du religieux. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : ce n’est pas parce que certains ont sombré dans ce laïcisme, c’est-à-dire dans l’intolérance radicale au religieux, qu’il faudrait renoncer à revendiquer et appliquer le principe de laïcité partout où c’est nécessaire. La question étant justement de savoir où et quand on en a besoin. La réponse à mes yeux est simple : à chaque fois que l’expression publique du religieux contredit les principes de notre contrat social et de notre vivre-ensemble, la laïcité est fondée à fixer une limite – car elle n’est pas neutralité, c’est-à-dire indifférence, mais impartialité de la décision et de l’action politique au service de la préservation de l’intérêt général.
La “réforme” de l’islam dont parlent certains peut-elle permettre de lutter contre la radicalisation de certains jeunes ? Pensez-vous que cette réforme soit indispensable et pourquoi ?
J’hésite à employer ce terme de “réforme” depuis que Tariq Ramadan a écrit un livre entier intitulé Islam, la réforme radicale… pour à l’arrivée ne pas toucher à un seul cheveu des dogmes fondamentaux de la tradition ! Quand on a affaire à un tel prestidigitateur, mieux vaut passer son chemin. Bref, une véritable réforme de l’islam est indispensable parce que c’est une religion qui n’a toujours pas fait sa révolution intellectuelle et spirituelle dans les conditions de la modernité.
De là, pour les musulmans, un inconfort mental et social très difficile à assumer, une dissociation qu’il faut affronter sans repères déjà tracés entre une tradition inadaptée et la vie au présent. De nombreuses consciences musulmanes y arrivent quand même, par un remarquable effort personnel d’émancipation et de recherche, souvent solitaire et incompris. Et elles arrivent à trouver leur propre chemin de sens entre fidélité à l’héritage et inscription pleine dans le présent.
Mais il faut aussi que les philosophes agissent – pour aider ces consciences à y voir plus clair – par un travail critique long et difficile : il ne suffit pas en effet de décréter que “l’islam est compatible avec la modernité” ; cela se construit patiemment par l’élaboration d’une vraie pensée créatrice, qui propose une vie spirituelle pour notre temps. Ce que j’essaie de faire depuis le début des années 2000 : construire une vision de l’islam qui se nourrit de ses trésors humanistes et spirituels – philosophiques, mystiques, initiatiques – pour se réinventer complètement.
En 1978, Edward Saïd dénonçait dans L’Orientalisme la vision archaïque que les sociétés occidentales – et la France en particulier – ont toujours eue de l’islam. Près de quarante ans plus tard, on a le sentiment que cette vision n’a pas beaucoup évolué…
C’est un peu sévère. Depuis les attentats du World Trade Center en 2001, notre actualité est tellement saturée de sujets liés à l’islam que forcément le niveau moyen d’information sur le sujet a considérablement évolué. Ce qui n’empêche pas que les préjugés perdurent, et que beaucoup d’ignorance persiste.
Mais je me rends compte au fil de mes discussions avec des personnes très diverses que, tout de même, beaucoup d’entre elles réfléchissent à partir du sujet “islam” à la place des musulmans dans la société française, avec parfois une lucidité qui m’étonne d’autant plus que les discours médiatiques et politiques sont par comparaison hypersimplistes. Par exemple, beaucoup de Français gardent la tête froide face à ce discours qui ne parle que de “jihadisme”, “radicalisation”, etc. parce qu’ils ont bien compris que l’islam – quels que soient les problèmes qu’il pose – est surtout le révélateur le plus aigu de la crise d’une société, la nôtre, qui n’est plus assez solidaire, tolérante, égalitaire ou équitable, plus assez capable d’affirmer sereinement et fortement ses principes en face de l’intégrisme religieux, et qui laisse coupablement se développer des ghettos sociaux où cet intégrisme va ensuite proliférer.
Comme je l’ai développé récemment dans Les Tisserands, nous traversons une crise généralisée du lien à l’autre, c’est-à-dire une crise de la justice sociale, une crise de la capacité à fraterniser par-delà nos différences – et c’est donc non seulement avec les musulmans qu’il faut créer ou recréer du lien, mais à tous les niveaux et entre nous tous, contre la destruction des liens notamment par le dieu Argent.
Qu’avez-vous pensé du “débat” autour du burkini ? Etes-vous de ceux qui, comme Olivier Roy, pensent qu’il est un outil de la modernité ? Ou de ceux qui estiment que c’est le marqueur de l’enracinement d’un certain fondamentalisme ?
Le burkini et autres vêtements qu’une musulmane considère comme d’obligation religieuse sont à mes yeux une aberration spirituelle – dont hélas un certain religieux est coutumier depuis des siècles, qu’il s’agisse de l’islam ou d’une autre religion. Celle-ci comporte en effet, à côté de choses très belles et profondes, toute une dimension de soumission de la conscience de l’individu à des “ordres reçus d’en haut”, selon le schéma d’un dieu qui ordonne et d’une créature qui obéit.
Comment donc revendiquer un “burkini libre” dès lors que la conscience s’estime ainsi soumise à un commandement divin ? C’est une contradiction logique et, qui plus est, quelque chose d’irrecevable sur trois plans : humainement, il est inacceptable que la femme soit contrainte de cacher ainsi entièrement son corps tandis que l’homme n’est soumis à rien de tel ; socialement, en France, c’est vouloir affirmer une “liberté personnelle” individualiste au mépris de toute prise en compte du contexte culturel ; spirituellement, c’est oublier que la finalité d’une vie spirituelle est l’éveil intérieur, c’est-à-dire un progrès de conscience vers plus de fraternité et de sagesse, qui n’a strictement rien à voir avec la façon dont on s’habille.
Craignez-vous une fracture durable en France sur la question de l’islam ?
Non, même si nous risquons d’avoir encore des heures et des années douloureuses. Mais je vois notre courage, et je crois de plus en plus à notre intelligence collective. Je me rends compte au fil de mes rencontres et engagements que notre société est en train de se mobiliser puissamment pour recréer une certaine qualité de liens entre nous tous.
Je le répète, non seulement avec les musulmans mais partout où le tissu social s’est déchiré. C’est d’ailleurs là-dessus que, me semble-t-il, en cette année d’élection présidentielle, nous devrions collectivement – nous tous citoyens – interpeller les politiques : au lieu de vous considérer encore et toujours comme des bergers qui gardent un troupeau de moutons, et qui agissent à notre place, qu’allez-vous faire, quelles décisions allez-vous prendre, pour nous donner enfin les moyens de devenir tous – et toujours plus – des tisserandes et des tisserands qui ont les moyens de retisser par eux-mêmes une autre société, plus tolérante, plus ouverte, plus partageuse, plus équitable, où nous remettrions au centre le “un pour tous, tous pour un”, au lieu de prétendre encore et toujours, mesdames et messieurs les politiques, soi-disant nous “rassembler” autour de votre pouvoir et de vos ambitions ? A court ou moyen terme, je vois la société française – qui est un grand peuple politique – refuser de rester plus longtemps, sans rien dire, le “public captif” d’une élection et d’une démocratie représentative qui ne portent plus grand-chose de nos aspirations réelles. propos recueillis par Anne Laffeter et Pierre Siankowski
Dernier ouvrage paru : Les Tisserands – Réparer ensemble le tissu déchiré du monde (Les liens qui libèrent, mai 2016, 16 €)
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