Adapté de l’un des plus fameux romans d’Agatha Christie par les Lyonnais d’Artefacts Studio, « The A.B.C. Murders » est un jeu qui invite les enquêteurs virtuels à prendre leur temps, les entraînant aux portes de l’ennui. C’est justement ce qui fait le prix de l’expérience.
Au milieu de la deuxième enquête on s’est absenté. Sur la plage de Bexhill, petite cité balnéaire du sud-est de l’Angleterre, on a laissé Hercule Poirot faire travailler ses petites cellules grises en solitaire. Autour du cadavre de la jeune Elizabeth retrouvée étranglée sur le sable au petit matin, tout était calme, tranquille. Etrangement serein, même, étant donné les circonstances. Il ne se passait pas grand-chose, alors on s’est endormi. C’était bien.
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Agatha Christie : The A.B.C. Murders est une adaptation d’A.B.C. contre Poirot, l’un des romans les plus célèbres d’Agatha Christie, élaborée par les Lyonnais d’Artefacts Studio et éditée par Anuman Interactive sous la marque Microïds (qui fut l’un des labels pionniers du jeu vidéo made in France).
C’est aussi l’une des nouvelles preuves du retour en grâce du jeu d’aventure graphique point & click qui, après avoir triomphé dans les années 1990, des productions LucasArts (Maniac Mansion, Monkey Island…) aux Chevaliers de Baphomet, n’en finit pas de renaître dans le sillage des succès de Telltale Games (The Walking Dead, Game of Thrones…)
C’est, enfin, un parfait exemple d’une tendance vidéoludique presque subversive face à la surenchère spectaculaire des blockbusters. Bienvenue dans le monde du slow gaming. Vous n’êtes qu’à moitié là ? Ça tombe bien : c’est un peu fait pour ça.
En termes d’expérience, The A.B.C. Murders est très proche des jeux Sherlock Holmes du studio irlando-ukrainien (et néanmoins fondé par des Français) Frogwares – dont le prochain, The Devil’s Daughter, est attendu à la fin du mois de mai. Enquêtant sur une série de meurtres, le joueur alterne là aussi entre observation des lieux, dialogues (en particulier interrogatoires) à choix multiples, mini-épreuves de réflexion (parfois un rien hors-sujet, comme lorsqu’il s’agit de réparer un phonographe) et séquences non interactives qui font progresser le récit.
Mais, à l’approche sombre et intense, sur le plan graphique comme du récit, des derniers Sherlock Holmes, les développeurs d’Artefacts Studio substituent un parti pris de légèreté. Malgré les crimes, l’ambiance n’est jamais pesante et c’est au cœur de tableaux aux teintes douces, ciels bleus et silhouettes BD, qu’évolue notre détective à l’accent belge très insistant – si l’on choisit la version anglaise sous-titrée en français. Quant au trouble des personnages touchés de près par les meurtres, il demeure théorique, abstrait. On les scrute attentivement. Celle-ci est crispée, celui-là a des cernes et tremble un peu. Et puis on passe à autre chose, on retourne sur les lieux du crime.
Avec la mer et les falaises, le point de vue est magnifique. « Cet endroit est très apaisant », constate Poirot. Tiens, une mouette.
Dans The A.B.C. Murders, on ne court pas comme il est généralement d’usage dans les jeux vidéo. On marche, lentement même, pour se rendre là où le jeu nous envoie. Parfois, traverser deux ou trois écrans (le jardin, le salon, l’entrée d’un manoir) est l’unique objectif. Parfois, notre « mission » a quelque chose de désarmant. « Aller chercher le courrier. » « Répondre au téléphone. » « Rentrer à la maison. » D’accord, on rentre. Difficile d’évacuer le sentiment que certains de ces objectifs sont des cache-misères et que, contraints par des moyens limités – nous ne sommes pas ici devant un jeu à gros budget – et dans un contexte où la “durée de vie“ des jeux reste curieusement considérée par beaucoup comme une qualité en soi, les développeurs ont tout fait pour rallonger la sauce. Au risque de sérieusement diluer l’affaire : devant The A.B.C. Murder, le gamer pressé a toutes les chances de perdre patience. C’est pourtant aussi ce qui fait la singularité, et donc le prix, de l’expérience.
Par sa lenteur et sa manière de faire avec le (presque) vide, le jeu rejoint étrangement, et sans doute par accident, des œuvres plus expérimentales comme Journey, Proteus ou les créations de Fumito Ueda. Sa narration conventionnelle mais étirée produit ainsi des effets assez proches de leur design épuré et, par des moyens différents, The A.B.C. Murder place le joueur conciliant dans un état comparable de rêverie intermittente, un état flottant. La grandeur du slow gaming, du jeu qui prend son temps et nous en fait cadeau (au lieu de nous le dérober en nous contraignant à la suractivité) est là : il ne s’empare que de la moitié de notre esprit – et encore : pas en permanence – et nous invite à toutes les associations d’idée. C’est un peu aussi ce que l’on peut ressentir devant des jeux a priori dépourvus de fantaisie comme American Truck Simulator et ses nombreux cousins moins rutilants (Bus Simulator, Farming Simulator…), devant toute cette frange de la création vidéoludique qui, non seulement ne craint pas les temps morts, mais en fait même l’une de ses composantes essentielles. Ces jeux ne nous engloutissent pas. Ils nous emmènent ailleurs, nous dépaysent et, malgré la nature répétitive des tâches qu’ils nous confient, ne nous aliènent pas. Au contraire : ils nous renvoient vers nous-mêmes.
Alors, au milieu de la deuxième enquête, on s’est assoupi. On n’était ni complètement dans le jeu ni totalement ailleurs. Mentalement, on a comblé les trous de The A.B.C. Murders, peuplé ses espaces vides, donné de la chair et du cœur à ses personnages un peu raides, ajouté du soleil dans ses ciels. On l’a complété, développé. On se l’est approprié. Et quand on s’est réveillé, il était mieux. Les jeux vidéo, c’est comme les films : on devrait dormir plus souvent avec eux.
Agatha Christie : The A.B.C. Murders (Artefacts Studio / Microids), sur PS4, Xbox One, Mac et PC, de 20 à 30 €
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