Comme de nombreux auteurs islamistes des derniers attentats terroristes en France, Ismaël Omar Mostefaï faisait, depuis 2010, l’objet d’une fiche S pour radicalisation. Mais quel est le champ d’action de ce fichage tenu par les services de renseignement français et le ministère de l’Intérieur ? Est-il réellement efficace ?
Ismaël Omar Mostefaï, l’un des assaillants du Bataclan vendredi dernier, avait été condamné à huit reprises pour des délits mineurs mais n’avait jamais été incarcéré. En revanche, l’homme était surveillé depuis 2010 par les services de renseignement français: tout comme les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, Mohamed Merah ou encore Ayoub el-Khazzani, Ismaël Omar Mostefaï faisait l’objet d’une fiche S depuis cinq ans. Quelle est l’utilité d’un tel fichage ?
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D’où vient le fichier S ?
En 1969 est créé un fichier informatique de la police judiciaire française que l’on appelle le Fichier des personnes recherchées (FPR). Il est sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur et comprend plus de 400 000 noms. Depuis la convention de Schengen en 1995, ce fichage est européen.
Bien sûr, ces milliers de personnes n’apparaissent pas toutes dans ce fichier pour terrorisme, loin de là. En réalité, le FPR est organisé en 21 sous-fichiers classés par motif de recherche, et auxquels ont été attribuées des lettres pour les identifier. Le fichier S correspond ainsi aux personnes recherchées pour « sûreté de l’Etat ». Voici, selon la CNIL, quelques exemples de ces sous-fichiers :
-« E » : Police générale des étrangers
-« IT » : Interdiction du territoire
-« R » : Opposition à résidence en France
-« TE » : Opposition à l’entrée en France
-« M » : Mineurs fugueurs
-« V » : Evadés
-« S » : Sûreté de l’Etat
-« PJ » : Recherches de police judiciaire
-« T » : Débiteurs envers le Trésor
Combien de personnes sont concernées ?
Le sous-fichier S recensait 5 000 personnes en 2012 selon Sud Ouest. Aujourd’hui, il en compterait près de 10 000 selon Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, et jusqu’à 20 000 selon Le Parisien. Le ministère de l’Intérieur ne souhaite pas divulguer ces chiffres, même si Manuel Valls a parlé ce matin sur RTL de « 10 500 fiches S ».
Manuel Valls sur RTL : « Les fiches S sont… par rtl-fr
Pour quelles raisons ouvre-t-on une fiche S ?
Une fiche S peut être ouverte pour un grand nombre de raisons, comme l’indique Le Monde : judiciaire mais aussi « d’ordre public », c’est-à-dire pour les individus soupçonnés de menacer la sécurité nationale. « Une notion juridique relativement floue, permettant aux services de renseignement de ratisser très large », note Libération. Ismaël Omar Mostefaï était inscrit dans le fichier S « pour la fréquentation d’une mosquée », croit savoir Jean-Jacques Urvoas sur France Inter, mais « rien ne lui était reproché ».
Jean-Jacques Urvoas : « Le fichier S est un… par franceinter
Une fiche S peut en être ouverte après un simple signalement par un tiers. C’est l’une des premières mesures des services de renseignement et de la police judiciaires lorsqu’ils enquêtent sur un individu.
#ParisAttacks #FicheS : Sachez démêler le vrai du faux pic.twitter.com/9OwxLraHBl
— Ministère Intérieur (@Place_Beauvau) 14 Novembre 2015
Que contient-elle ?
Depuis le décret de 2010, toujours en vigueur aujourd’hui, une fiche S contient l’état civil, le signalement (apparence, sexe, signes distinctifs), la photographie, les motifs de la recherche de la personne ainsi que la conduite à adopter si elle est découverte.
« A l’intérieur des fiches S, il y a aussi des sous-catégories. Mohamed Merah, par exemple, avait une fiche S5, continue Jean-Jacques Urvoas. La fiche S5 disait : ‘Quand on repère un passage à la frontière, on le signale.' » En revanche, pour l’auteur des tueries de mars 2012 à Toulouse et Montauban, il n’y avait pas de consigne de le mettre sur écoute ou de le surveiller à l’intérieur du territoire.
Comme l’explique Jean-Jacques Urvoas, le fichier S est divisé en 16 échelons de dangerosité, S1 étant le plus inquiétant. « S, c’est ‘sûreté du territoire’, mais c’est surtout signalement », rappelle le député PS du Finistère.
A quoi sert-elle ?
« Il ne faut pas perdre de vue que la fiche « S » est un dispositif de signalement. Il n’oblige ni écoute administrative, ni arrestation automatique » – comme c’est le cas pour une fiche « PJ », par exemple – signale François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à Libération. Elle ne signifie pas que l’individu fait l’objet d’une surveillance active et constante. Jean-Jacques Urvoas développe :
« On a l’impression que c’est l’essentiel de la lutte antiterroriste. C’est un outil pour arriver à construire des éléments de preuve, ce n’est pas le mode opératoire des interpellations. Cela nourrit les dossiers pour que les juges, ensuite, puissent incarcérer. »
Les services de renseignement commencent à surveiller activement l’individu enregistré dans ce fichier lorsque sa fiche « sonne », c’est-à-dire quand le dossier est consulté, après une arrestation, par exemple. « C’est à la justice de se prononcer » sur le sort d’une personne enregistrée dans ce fichier, annonçait quant à lui le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone au micro de RTL.
A la base d’un Guantanamo à la française ?
La fiche S fait l’objet d’un vif débat depuis longtemps car de nombreuses personnalités politiques la jugent insuffisante, voire inefficace. Les attentats de vendredi ont même poussé certains hommes politiques à relancer l’idée d’un Guantanamo à la française sur la base de ces fiches S.
L’extrême-droite, Marine Le Pen en tête, appelle depuis des années déjà à expulser de France les personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec l’islamisme radical, « ou dans tous les cas qu’ils soient interdits de territoire ».
Depuis plusieurs mois, pour plusieurs élus Les Républicains, comme Christian Estrosi et Laurent Wauquiez, les autorités françaises devraient plutôt placer tous les individus possédant une fiche S dans des « camps d’internement ». Un projet de Guantanamo français pourtant expressément interdit par l’article 6 de la loi sur l’état d’urgence, déclaré vendredi soir par François Hollande :
« En aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées à l’alinéa précédent (qui autorise le ministre de l’Intérieur à assigner à résidence les individus soupçonnés comme dangereux de manière arbitraire, ndlr) ».
A ce sujet, Marc Trevidic, ex-juge d’instruction au pôle antiterroriste du parquet de Paris, explique pourquoi ce fichage est insuffisant : « C’est très simple, il y a beaucoup trop d’individus dans ce cas-là avec des effectifs qui ont un peu augmenté mais qui ne sont pas au niveau ».
Il concède que « soit on reste dans un système judiciaire (déclaration des droits de l’homme, cour européenne, il faut des preuves pour arrêter quelqu’un et l’incarcérer), soit on en sort », mais lui-même « ne peu(t) pas cautionner ça » et préfère l’option qui consiste à donner plus de moyens au système judiciaire. Il conclut :
« Je suis juge, je suis très attaché à ce système. J’aurais voulu qu’on continue à être efficace en gardant nos principes. Si ce n’est plus possible, on va sortir de là et on fera ce qu’on a critiqué chez les Américains, c’est-à-dire Guantanamo. »
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