Un frère et une sœur fuient l’Inquisition dans la France du XIVe siècle sur fond d’épidémie de Peste Noire. Tel est le point de départ du nouveau jeu du studio Asobo, le plus ambitieux qu’il ait jamais produit. Tragique et cruel mais aussi, par moments, miraculeusement lumineux, “A Plague Tale : Innocence » est un jeu prodigieux.
Ce n’est pas une chose et pas exactement une bête non plus. Plutôt une masse informe et changeante, une présence sifflante, grouillante et qui reviendra sans doute longtemps nous hanter. C’est là, partout, autour de nous, qui va et vient et ne nous laisse pas en paix. C’est une menace quasi permanente, tétanisante, et un rappel à l’ordre, ou peut-être au désordre. Un truc primaire et métaphysique à la fois. En théorie, ce sont des rats, énormément de rats affamés qui s’agitent et qui crient et qui se jetteraient sur nous sans hésiter si, à cet instant, nous n’étions pas protégés par un bain de lumière qui, miraculeusement, semble les effrayer. Voici une certaine idée et une représentation d’une rare puissance de l’horreur.
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Ce n’est pas faire injure au studio bordelais Asobo – surtout connu jusqu’ici pour ses adaptations de films Pixar (Ratatouille, Wall-E, Kinect Rush : A Disney-Pixar Adventure…) – de dire qu’on ne l’attendait pas à ce niveau. Car A Plague Tale : Innocence, et sa plongée à la fois rigoureuse et touchante dans la France du Moyen-Âge sur fond de Guerre de Cent Ans et d’épidémie de Peste Noire, est tout simplement, à ce jour, l’un des meilleurs jeux de l’année. Une réussite de type The Last of Us, ce qui n’est pas peu dire.
Cache-cache géant
Ludiquement, l’aventure commence comme l’un de ces jeux de duos, Ico, Brothers : A Tale of Two Sons ou, donc, The Last of Us, dans lesquels le joueur est amené à se sentir responsable, non seulement du personnage qu’il dirige, mais aussi d’un autre, souvent plus fragile et dépendant du premier. Ici, nous sommes la jeune Amicia, 14 ans, qui prend par la main son petit frère Hugo, 5 ans, à la fois malade et détenteur d’un mystérieux pouvoir. A la suite d’un drame, tous deux prennent la route pour échapper à l’Inquisition. A Plague Tale : Innocence peut ainsi être vu comme une partie géante de cache-cache où seul l’élan vital et le souci de l’autre, et puis peut-être aussi l’énergie du désespoir, permettent de résister à l’effondrement qui menace. Comme dans un Metal Gear Solid médiéval (sauf qu’il s’agit moins d’un jeu d’infiltration que d’exfiltration), comme dans un Pac-Man sentimental qui aurait gagné au passage de très beaux paysages, on passe donc beaucoup de temps à essayer de ne pas se faire repérer.
Puzzles et solutions
On marche doucement, sans faire de bruit, on rase les murs, on se cache comme on peut. Pas trace ici, à proprement parler, de combats – forcément, à notre jeune âge, on ne fait pas le poids. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir des moyens de nous défendre, à commencer par la fronde dont Amicia est une virtuose. Et puis, au fil du jeu, l’alchimie lui donnera toujours plus de possibilités d’agir, élargissant peu à peu la dimension stratégique de l’expérience. Si chaque situation critique (des gardes patrouillent dans le coin, un tas de rats nous bouchent le passage…) est un puzzle, celui-ci possède de plus en plus de solutions différentes. Nous voilà ainsi bientôt capables d’allumer un feu à distance, de l’éteindre, d’attirer les rats à un endroit (ce qui est bien pratique quand s’y trouve justement un soldat belliqueux) ou encore d’endormir un ennemi derrière lequel on vient de se glisser. Le plus stupéfiant de ces pouvoirs surgira dans le dernier quart du jeu et tiendra un peu du renversement conceptuel. Pour ne rien divulgâcher, on dira simplement que le plus monstrueux des dangers n’est pas nécessairement celui qu’on croit.
Rêve de foyer
Dans le grand débat sur le bien fondé ou non d’installer les récits vidéoludiques dans des mondes ouverts (« Mais oui ! » assure Assassin’s Creed. « Mais non ! » lui répond God of War), A Plague Tale opte assez logiquement pour une voie médiane : celle du parcours linéaire – il y a bien une destination et une seule – mais non fléché – il faut la trouver, et comprendre comment s’y rendre. Aussi beau soit-il, ce monde ne nous est pas donné pour qu’on s’amuse à y déambuler. Tendu et inquiet, on le traverse plutôt en passager clandestin, tremblant d’être découvert et rêvant d’un foyer qui remplacerait celui qu’on a perdu. On en trouvera d’ailleurs un après avoir gagné quelques alliés dans un esprit The Walking Dead (et le jeu plus encore que la série), le temps que se mette en place une sorte d’utopie communautaire juvénile qui fait chaud au cœur – jusqu’à l’inévitable catastrophe suivante.
Visions d’horreur
C’est l’une des grandes qualités du jeu : il évolue, se développe, garde sa ligne avec assurance sans redouter les changements d’ambiance et de ton. On y trouve quantité de visions terrifiantes. Des restes humains sur le sol que l’on piétine, par exemple, ou semblant avoir fusionné pour donner une matière nouvelle qui pourrait bien nous engloutir. Et puis il y a, étrangement, des séquences presque paisibles. Un garçon et une fille reviennent sur les lieux de leur enfance. Tout le monde est mort, sauf les rats. Les voilà tous deux dans ce qui fut sa chambre à lui, le petit. Etrangement, et grâce aussi à la superbe bande originale d’Olivier Derivière (déjà responsable, chez le même éditeur Focus, de celles tout aussi réussies de Vampyr et de The Council), il y a là une forme de douceur, d’apaisement paradoxal. Plus tard, c’est une séquence de rêve – on pense alors un peu à la fin de la première saison de Life is Strange. Ou un petit garçon tout seul qui se glisse sous les tables en évitant les méchants. “J’ai pas peur”, dit-il pour se convaincre. Il cherche sa maman.
Primitif et profond
Jouer à A Plague Tale, ce n’est pas seulement se dire que, chouette, un studio bordelais presque inconnu – on exagère à peine – et ne bénéficiant clairement pas du même budget tutoie les créateurs d’Uncharted ou de Dishonored. C’est surtout, dans une enveloppe d’une extrême sophistication, se confronter à quelque chose de primitif et profond, de très ancien, d’éternel. A l’angoisse de la séparation, à la peur du noir, du vide ou du plein, du temps qui passe ou qui n’avance plus. À l’horizon : l’enfer de Bosch et Nosferatu de Murnau. Encore plus près de ces enfants : La Nuit du chasseur de Charles Laughton. A Plague Tale : Innocence est de cette famille : celle des cauchemars magnifiques, sombres et puissants, qu’on emporte avec soi pour longtemps. C’est affreux. C’est précieux.
A Plague Tale : Innocence (Asobo Studio / Focus Home Interactive), sur PS4, Xbox One et PC, de 40 à 50€
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